Il est de ces spectacles que l’on a envie d’aimer, gagné d’avance par l’idée qui les habite. Et pourtant, une fois devant le résultat, quelque chose de vague nous empêche de conforter notre sentiment premier. Comme un écran qui se dresse entre l’oeuvre et nous, imperceptible, insaisissable. Il faut alors traquer ce vague sentiment, tâcher de le préciser afin de comprendre pourquoi il a éclipsé l’engouement qui d’abord nous habitait. J’avoue avoir dû passer au travers de ce long processus de réflexion pour espérer mettre le doigt sur ce qui ne fonctionnait pas dans Nature de feu, performance théâtrale de la sublime artiste multidisciplinaire, Rénouka Chaudhary.
Toutes les conditions d’un grand succès semblaient pourtant avoir été établies. Exactement le genre de théâtre qui est capable de sublimer l’existence. À mi-chemin entre le spoken word, la chanson, les procédés clownesques et le théâtre expérimental, Nature de feu avait fait le pari de mettre la poésie en mouvement tout en personnifiant l’émotion. En français comme en anglais, de surcroît, ajoutant au péril. Dans ce spectacle d’une seule femme, intimiste au possible, avec absolument rien à quoi s’accrocher en cas d’échec, il fallait une interprète impeccable pour faire vivre les poèmes du Torontois Richard Nieoczym. Rénouka Chaudhary, sans aucun doute, était la femme de la situation. Formée au chant classique, possédant l’une de ces voix à vous fendre l’âme, la question vocale était réglée. Parfaitement à l’aise dans son corps, d’une discipline physique hors du commun, la précision de ses gestes était elle aussi exemplaire. Pour ce qui est de l’accompagnement à la guitare, la naïveté avec laquelle elle en jouait n’avait rien pour déplaire. Mais la plus grande de ses qualités résidait sans doute dans cette arme fatale, ce charisme magnétique. Un regard qui soutient le vôtre, qui incessamment cherche à le croiser, sans que vous puissiez vous défaire de son emprise. Pas de doute, Rénouka Chaudhary était prête pour un aussi grand défi et nous ne pouvions qu’attendre en silence qu’elle enferme la beauté au Prospero, quelques instants, pour nous.
Lorsqu’elle surgit finalement sous nos yeux, de tout cœur, on a envie de l’aimer. Et pourtant, une forme d’absence semble nous la ravir périodiquement. En petit troubadour, elle récite espièglement des vers qui font hommage à la nature. Elle ponctue son discours de grimaces et d’oeillades adressées au public. De sa guitare, elle accompagne son lyrisme. Tout paraît bucolique, les oiseaux chantent presque à son approche. Et puis soudainement, sans crier gare (et sans qu’une forme de progression justifie un changement aussi abrupte), le tableau prend douloureusement fin pour laisser place au prochain. Colifichets et vêtements de couleurs criardes sont mis à la corbeille, la ville est venue transformer la jeune femme naïve que l’on venait à peine de nous présenter. Commence dès lors une débâcle sans nom, arrosée au fort et d’un parfum de smog. C’est la cocaïne, le désir qui consume et la douleur hurlée par une guitare électrique dissonante. Ça y est, la jeune fille est pervertie. Les poèmes récités dans ce tableau y sont plus faibles, le malaise s’installe.
Le dernier tableau, où la jeune fille arrive à se ressaisir et à retourner à la nature (naïveté en moins), n’arrive pas à éviter la lente chute du spectacle, emporté par une mise en scène résolument inefficace. Rénouka a beau s’escrimer à vouloir tout faire, les transitions sont trop lentes, bien des déplacements injustifiés. Puisqu’elle doit elle même opérer les changements de décors et de costume, le spectateur a amplement le temps de décrocher de l’intensité envoûtante déployée par l’actrice. Certaines chansons ou poèmes plus faibles et répétés à outrance ne font rien pour aider la pauvre actrice qui doit fournir une dose incroyable d’énergie à un public qui répond de moins en moins. Dommage. Car si l’on peut aisément ne pas avoir apprécié ce spectacle, on ne peut se défaire de la charismatique Rénouka. Si seulement on pouvait la revoir ailleurs, il serait impossible de ne pas la reconnaître comme extrêmement talentueuse. Et alors peut-être que notre envie première de l’aimer pourrait enfin se concrétiser.
——
Nature de feu de Richard Nieoczym au Théâtre Prospero du 27 au 29 mars en français et du 3 au 5 avril en anglais. M.E.S. Richard Nieoczym.