Plus de trois ans après sa mort abrupte, Jacques Chessex se rappelle à nous par-delà la tombe avec Hosanna, troisième livre posthume après Le dernier crâne de M. de Sade et Interrogatoire (Grasset, 2010 et 2011). C’est lui, l’écrivain ou son double fictionnel, lui qui a continuellement tourné la clé écarlate de son écriture « dans le cœur des martyrs » du pays de Vaud, qui se voit convoquer aujourd’hui au tribunal de sa conscience lors de l’enterrement de son bon et patient voisin.
Les règles de l’aride cérémonie protestante avec un cercueil recouvert de lys jaunes, des athlètes venus de Suisse alémanique, les pleurs ravalés de ses coreligionnaires, sont quelques-uns des prétextes à une douce ironie pour celui qui a fait de la mort et du crime le patient ouvrage de toute une vie en littérature. Sans oublier la double litanie, en français et en allemand, entonnée par deux prêtres aux qualités physiques des plus caricaturales. Pourtant, alors que le temple résonne du Soli Deo Gloria, le narrateur chessexien finit par chuter dans une grave remémoration.
Dans la clarté du récit affleurent les souvenirs des défunts. En premier lieu, la sinistre fin du père, une balle ouvrant sa tempe à l’éternité. Puis, celle tragique à vingt-cinq ans du petit-fils du voisin, qu’il aimait tant et auprès duquel son cercueil finira. Enfin, le suicide d’un jeune étudiant, baptisé le Visage dans ses apparitions stupéfiantes. Lecteur insatiable de ses livres, celui-ci était venu le voir pour l’entretenir d’un sujet commun de prédilection : la mort. Pourtant, le fossé entre l’écrivain et son lecteur était infranchissable tant les chemins choisis pour la connaître divergeaient. Dans sa réminiscence, le narrateur dira même son impuissance par la plume à s’aventurer aussi loin que ce jeune garçon épris de la fatale beauté du trépas : « Tu sais la mort, ô Visage. Moi je rôde encore à la porte ». N’ayant pu différer son terrible choix, Chessex sera désigné par la famille comme responsable et il en nourrira de profonds remords. Aux silhouettes perdues qui défilent sous l’œil interne du narrateur s’entrelacent les couplets du « Notre Père » en une pâle tentative de rédemption. A croire que derrière Hosanna, l’auteur ne cherche finalement qu’à affronter l’Ange, à l’image de Jacob qui s’y agrippe de toutes ses forces en hurlant : « Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni ». Trois ans après sa disparition nous reviennent ses phrases hantées par la soif d’absolu et le souhait d’être pardonné, comme si cet infatigable quêteur des limbes humaines sommait à le reconnaître à travers l’au-delà.
La bonne mort du voisin nonagénaire, avec qui il partageait la route menant au cimetière du village de Ropraz, le jette face contre terre, tour à tour tremblant de culpabilité et de sarcasmes. La pensée de sa fin, toujours plus imminente et prophétique entre ces pages, le pousse à se questionner sur son existence tournée vers la vision du péché. Peut-être pourrions-nous lui répondre comme le fît un jour son voisin : « Pourtant le seul problème, c’est le bien » ? Un bien que jamais Chessex ne parût traquer avec la même ivresse que le crime et la folie, si bien représentés dans le pays romand avec ses assassins, ses apparitions et ses maléfices, tel son homologue le maître bernois Jeremias Gotthelf, auteur de Die schwarze Spinne (L’Araignée noire en français). La culpabilité pour l’Ogre de Ropraz serait non pas religieuse mais d’écriture : avoir élu dans ses livres le mal et ses détours plutôt que la vie franche et placide des paysans élevant leur bétail ? Preuve en est son évident plaisir à conter son étreinte avec une infirmière s’infligeant, en une sanglante apothéose sexuelle, le stigmate d’une croix sur sa poitrine dénudée. Jamais l’écrivain ne semble vouloir lâcher prise et résoudre l’énigme du vice qui le fascine. Car son humour retenu et sa compassion, même à l’aune de la mort, sont les attaches chéries qui le retiennent de basculer dans le sordide. Avec ce texte bref, le condensé en une centaine de pages de toute son œuvre, Jacques Chessex fait ses adieux à son village et à ses habitants, aux fous des tombes et au Dieu des armées et de miséricorde, à lui-même enfin, dans un style délié et sûr de son éclat. Comme éveillé à l’absence au seuil de la tombe, il ne se refuse pas la méditation poétique et raconte, dans une égale tristesse et joie, le sexe adoré et badigeonné de miel de Blandine. Contrition apaisée, confession tendre et mordante, Hosanna est la parole revenante d’un homme qui a tout juste commencé à lever le voile sur cet ailleurs qui l’a inquiété sa vie durant.
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Hosanna, Jacques Chessex, Grasset, 2013, 118 pages.
Article par Martin Hervé. Simoniaque – deale des scalps de saints, des mains sans gloire de voleurs, des lambeaux de peau scripturale où se déchiffrent les mots de Rilke : « Le beau n’est que le commencement du terrible ».