Dans un café nous allons souvent pour fumer. Installées sur des bancs au fond d’un demi-sous-sol à ciel ouvert, nous tirons tels des têtards sur la pipe à eau. Nous sirotons nos éternels petits verres de thé tout en nous passant le tuyau, les yeux mi-clos. La paix n’est troublée que par les (rares) buts comptés par l’équipe de football turque, ou quand quelqu’un de la bande me défie au tavla, le jeu de société national. Ça se joue comme le backgammon, avec dés et pions, et aussi comme dans ma famille, c’est-à-dire que personne autour ne se gêne pour commenter la partie et te dire quoi faire.

Je suis d’une nostalgie incurable, même étourdie par les couleurs et la fumée. La multitude des visages et des échoppes ne réussit pas à m’ôter ce sentiment. Certains fragments, simples et furtifs, suffisent à me projeter à des kilomètres de mon corps. Tandis que je descends les rues vers la mer, en évitant le flux de gens qui remonte en sens inverse, un visage surgit dans l’innombrable : un instant, dans les traits d’un Turc, je vois ceux d’un homme que j’aime. La forme d’un menton, la teinte d’une barbe, une impression me ramène à lui. Plutôt, aux souvenirs que j’en ai. Car mes impressions ne me ramènent, au fond, qu’à moi-même, et à d’autres impressions. Je suis seule avec mes souvenirs et mes pensées. J’écris : « je suis enclose dans ma propre mémoire ».
La façon la plus efficace de traverser le Bosphore pour passer d’une rive à l’autre est de prendre le ferry. Cette croisière quotidienne est un espace pour se taire et observer. D’abord, c’est l’appareillage, et les derniers passagers se bousculent pour sauter sur le pont. Les grosses cordes sont vite ramenées et je me tiens un moment sur la poupe, jusqu’à ce que l’action de la jetée soit hors de vue. Ensuite, je m’installe pour attendre que passe le vieux serveur avec son plateau doré. Il boite en accord avec le tangage du bateau. J’écris : « une de ses jambes doit s’être raccourcie avec les années pour suivre le ballant ». Il a fait de l’équilibre son métier — son plateau manque constamment de se renverser, sans jamais se renverser. Sur ce bateau, tout est suspendu dans le vide une seconde de trop. J’observe encore des adolescents balancer des morceaux de simit aux goélands qui les attrapent au vol, dans le sillage du ferry. Puis, la tête tourne, nous avons déjà dépassé la Kız Kulesi, tour millénaire érigée sur une île minuscule au milieu du détroit, et je me dépêche de passer de l’autre côté pour voir à contre-jour les dômes et les minarets des mosquées de la vieille ville.

J’ai souvent l’impression que le passé et ses souvenirs me prennent toute, ne laissent rien pour le présent. Les miettes qu’ils oublient sont bouffées, de toute manière, par le futur et ses promesses. Un matin encore sur le ferry, entre çay et goélands, je suis foudroyée par la mélancolie. J’ai un souvenir très net : j’écoutais la même musique. Je regardais aussi l’horizon. Il y avait aussi du vent. Et la mer, qui donne sa troisième dimension au ciel. Mais j’étais assise sur une butte verte et j’étais seule à Havre-aux-Maisons. Il n’y avait pas des milliers de toits à l’horizon, mais une plage nue et peut-être au loin la bourgade de Cap-aux-Meules. Quoi d’autre que la mémoire humaine peut trouver tant de communs détails entre les îles de la Madeleine et Istanbul ? Entre un archipel perdu de quelques milliers d’habitants et une mégapole qui en compte vingt millions ? Vous voyez le délire dans lequel je passe mes journées.
Plus tard, alors que j’essaierai d’expliquer cette pensée à un ami turc, dans un anglais très simple pour que son regard ne s’éteigne pas, il me répondra : « We learn only things that we know already ». J’ai cru qu’il était ailleurs, mais il était juste là. Je voudrai lui parler de « loop », mais je l’aurai déjà perdu.

Je termine la journée au hammam. Il y a quelque chose de très divertissant à se faire sévèrement récurer par une Turque en culotte. J’écris : « je ne voudrais pas être ailleurs », et pourtant, en rentrant par les quais, je fais un grand détour pour regarder de plus près un chien blanc couché au travers de la place. Parce qu’il ressemble à Juliette, la chienne qu’on a trouvée à Val-des-Bois. J’y suis encore : ailleurs.
« Il n’y a pas d’autre fil que Je pour relier les expériences éparses. »
Article par Laurence Lallier-Roussin.