Dans La disparition de Kat Vandale, paru en mars dernier dans la toute nouvelle collection Noir chez Héliotrope, Christian Giguère fait se déployer un récit policier sur plusieurs tableaux, dans un « champ de bataille » qui voit « s’affronter promoteurs de boxe, entrepreneurs, politiciens municipaux et producteurs de films XXX » (quatrième de couverture). Tou.te.s sont à la recherche de Kat, prostituée en fuite ayant disparu.

Couverture du livre. Source: site de l’Héliotrope
Mosaïque de l’underground montréalais et de ses environs, La disparition de Kat Vandale est donc la mise en scène des liens parfois ténus entretenus par les trop nombreux personnages qui y jouent un rôle. Gang rape initiatique, meurtres, prostitution, gangs de rue et pornographie côtoient études collégiales, politique et engagement social dans une narration postmoderne mainstream rappelant certains romans pour adolescents, qui construisent leurs récits très précisément sur les mêmes procédés narratifs faisant de chaque personnage le.la narrateur.trice à tour de rôle et insérant des extraits de «courriels» ou «textos» mal orthographiés pour créer un semblant d’effet de réel. C’est ainsi que nous est présentée Kat, la grande énigme (p.17), soit par le biais de la retranscription de «courriels» :
«Venez visiter les limbes avec votre pornstar préférée, cette semaine…
Kat_Vandale, dimanche 22 mai, 23 :17
À tous mes petits démons d’amour, je vous signale que je serai disponible en incall aux Copines de Pixie toute la semaine.
Vous êtes tannés de vous faire traités comme un numéro par une BIATCH;) seulement la pour se faire du cash rapido? Avec moi messieurs, vous serez traité comme le délicieuz mâle viril que vous êtes par une fille qui aime son travail […]
Bisoux enflammés!
Kat Vandale
Les copines de Pixie, 514-555-2103» (p. 17-18)
Ainsi, par la ghettoïsation fictive d’une banlieue – où dans la réalité la tentative de pimper le «centre-ville» s’est étouffée avec sa propre wannabe gentrification – l’auteur s’amuse avec ces contrastes qui donnent le ton à l’intrigue. Le roman de Christian Giguère diffère donc énormément de ce que j’ai précédemment lu des éditions Héliotrope. J’ai l’habitude d’un jeu formel qui travaille admirablement la prose, dans la lignée de Nina de Patrice Lessard, ou Destin de Olga Duhamel-Noyer. La disparition de Kat Vandale situe toutefois cette qualité formelle ailleurs, en faisant s’entrechoquer l’imaginaire du roman pour adolescent avec un univers trop dark pour être vrai, du moins à «Saint-Hubert beach» (p. 161) – moi qui ai toujours pensé que c’était Longueuil beach et Saint-Hubert fuckall, le roman déconstruit pour moi ma propre ville, met du piquant là où le Tim et le McDo sont ce qu’il y a de plus intéressant à y voir. Ainsi, Giguère s’inscrit dans la tradition la plus pure du roman de formation pour adolescents en s’adressant toutefois aux adultes. Le roman post-adolescent ou de la tradition young adult literature, peu importe comment on veut l’appeler, a maintenant fait son apparition chez Héliotrope.
Ce qui semble le plus intéressant se retrouve donc au-delà l’intrigue elle-même, qui ne surprend certainement pas par son originalité; on peut certainement y voir un trait caractéristique de la littérature policière. Non, la qualité principale de ce roman est selon moi la représentation d’un entre-deux, procédé classique des romans de formation. Les personnages qui prennent une réelle part à l’action du roman de Giguère mènent tou.te.s double jeu ou double vie; parfois parce qu’il s’agit de l’aboutissement de leur phase «recherche de soi» débutée à l’adolescence, comme Kat, ou tout simplement parce que la vie adulte nécessite ce double jeu duquel, finalement, on ne sort jamais. Dans le roman, l’étudiante modèle se prostitue, alors que le professeur (très peu) respectable reproduit des scènes piquées à Sade ou Bataille avec ses étudiantes; les politicien.ne.s s’envoient en l’air avec qui ne faut pas tandis que les membres de gangs, du moins certains d’entre eux, nous sont présentés comme des cœurs tendres qui versent une larme sincère face aux malheurs de la pauvre Kat. Cette construction sur le mode deux poids, deux mesures permet de déceler une critique particulièrement intéressante des apparences, qui sont toujours trompeuses dans cet univers à la lisière du réel et de la fiction. Le jeu des apparences est donc ici repris de l’univers policier, cependant utilisé sur un autre mode : celui de la critique sociale. Ainsi l’intrigue policière est reléguée au second plan, servant de prétexte pour aborder des sujets bien plus politiques.
Toutefois, dans un univers de la représentation tel celui créé dans La disparition de Kat Vandale, les jeux de contrastes gagneraient à être moins clichés. On tombe un peu trop facilement dans les descriptions physiques des personnages féminins, faisant de la beauté physique un atout incontournable chez ces femmes qui, au-delà de leur corps, ont tout de même un statut ou des qualités, bien évidemment – Giguère n’a certainement pas tout faux, malgré ces représentations un peu trop stéréotypées à mon goût. De l’autre côté, les personnages masculins sont tellement peu décrits que le profilage racial dont est victime l’un d’eux à la fin surprend. Le travail fait dans les descriptions évasives des personnages masculins, qui évacue le stéréotype, est très pertinent – assez pour être appliqué aux personnages féminins aussi.
Les descriptions des personnages femmes n’étant pas assez «caricaturales», à quelques exceptions près – j’ose espérer que c’est au personnage d’Olivier qu’appartient les paroles suivantes : «s’il avait appris une chose à propos des femmes, c’est qu’une hystérique, ça n’écoutait personne sauf sa petite voix intérieure se connasse» (p. 30) – elles sont toutefois juste assez stéréotypées et représentent ainsi pour moi un élément deal breaker. La différence entre le traitement des présentations de personnages masculins et féminins est trop forte pour ne pas la remarquer. De plus, la dichotomie très présente entre hommes et femmes se reproduit au sein même de la panoplie des personnages féminins. Ainsi, on assiste à l’apparition des catégories «femme respectable» et «fille de joie», qui toutefois partagent un élément commun: il faut être belle. Mystérieuse, sensuelle, corporelle avant même d’avoir un cerveau ou une personnalité. L’importance accordée à la beauté est ce qui est à la base, selon moi, de la dichotomie établie entre ces deux catégories de femmes; mais que la beauté passe avant ou après l’intelligence, elle reste tout de même un élément constitutif de l’identité féminine dans ce roman. Je suppose qu’il s’agit là du plus grand danger lorsque l’on traite de prostitution.
GIGUÈRE, Christian, La disparition de Kat Vandale, Montréal, Héliotrope, 2018, 205 pages.