« […] quand je voulais écrire les choses du passé, elles semblaient disparaître dans la brume, ne laissant devant moi sur la page blanche, dans un cahier écorché par l’usure, que la brève silhouette d’un être que j’avais pourtant longtemps aimé; son dos humilié s’engouffrait dans une rue, s’éloignait » (Marie-Claire Blais, Les Apparences)
En entrevue avec Gilles Marcotte pour la revue Voix et images, Marie-Claire Blais postule que l’écrivain.e est avant tout un témoin de son siècle, un être visionnaire et même, dans certains cas, un prophète[1]. Se disant elle-même persécutée par la mémoire, une mémoire du présent[2], force est alors de constater que l’entièreté de la production romanesque de Blais est marquée par cette obsession double, à savoir une préoccupation à la fois pour la mémoire et pour notre monde actuel. Prenons pour exemple cette ligne qui ouvre le magistral Une saison dans la vie d’Emmanuel : « Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. Ils étaient là, tranquilles et sournois comme deux bêtes couchées, frémissant à peine dans leurs bottines noires, toujours prêts à se lever »[3]. Dans ce court extrait, les pieds de la matriarche Antoinette dominent la pièce et inscrivent le personnage dans un réseau sémantique propre à l’ogresse, figure à la fois monstrueuse et dévorante. Tels deux bêtes, ils pourraient à tout moment sévir et faire frein à l’avenir en écrasant le petit Emmanuel fraîchement arrivé dans notre monde. Ces pieds sont également porteurs d’un poids, « de longues années de travail aux champs »[4], d’un passé prolétaire marqué par la misère et la faim.
L’œuvre de Marie-Claire Blais, couvrant plusieurs décennies d’histoire québécoise, nous apparaît comme un reflet de notre société actuelle : une société déchirée d’une part par une obsession pour un passé utopique qui nous force à produire sans cesse du même et de l’autre par une terreur face au futur qui force l’être à une incessante redéfinition. Sans cesse, les productions artistiques creusent ces champs pourtant déjà largement exploités de la mémoire, du souvenir, de l’histoire. Alors que les générations de demain hurlent à l’aide devant un avenir de plus en plus incertain, il importe de réactualiser notre passé et de se questionner quant à son contenu idéologique latent, aux possibilités pouvant émerger une fois celui-ci réapproprié et réactualisé.
Et c’est pourquoi, dans le cadre de son 10e appel de textes, L’Artichaut aimerait se pencher sur la notion de l’héritage. L’héritage, c’est le passé que nous incorporons malgré nous. S’ensuit alors la problématique de la transmission, à savoir que faire de cet héritage que nous portons et qui nous porte malgré notre bon vouloir ? Faut-il se laisser porter par le déterminisme qu’imposent nos racines ou adopter la position de transfuge ou de rescapé.e d’un héritage dont nous refusons de nous faire porte-parole. Et si nous enterrons notre héritage, quelle autre tradition nous portera ? Quel héritage nous est-il permis de faire résonner ? Quelle est notre responsabilité face aux héritages violents, mortifères que nous laissons derrière ? Comment mettre fin au déterminisme familial ? Et bien sûr, quel sera notre legs aux générations futures, l’héritage dont nous sommes à la fois source et reconducteurs ?
Beaucoup d’axes de réflexion s’offrent à vous. Pensez à la question de la transmission, la généalogie, la maternité, la famille, les récits de formation, l’apprentissage, la nostalgie, le dépaysement, la lutte des classes, le bagage (culturel, émotionnel), le désir d’appartenance, le folklore et ses rituels, les secrets, la honte et la fierté, les questions de déterminisme et de libre arbitre.
Pour porter votre réflexion sur le thème de l’héritage, L’Artichaut accepte les textes de fiction et de réflexion, la poésie et les œuvres visuelles en tous genres. L’Artichaut étant un magazine multidisciplinaire, cet appel est ouvert à toutes les disciplines académiques : littérature, histoire de l’art, art visuel, cinéma, design, architecture, danse, musique, mode, sociologie, histoire, philosophie, psychologie, sexologie et on en passe. Toute personne ayant une réflexion à livrer est invitée à nous la faire parvenir au direction.artichaut@gmail.com, qu’elle soit actuellement aux études ou non.
Puisqu’il faut imposer des balises, aucune proposition incomplète ne sera acceptée. Pour les textes, prière de ne pas excéder les 2300 mots. Les œuvres visuelles devront figurer sur des images de haute qualité nous permettant de bien les observer dans leur ensemble, surtout s’il s’agit d’une installation. Il vous est également possible de nous faire parvenir un court texte explicatif pour accompagner votre démarche artistique. La date limite pour la remise de vos créations sera le 24 janvier 2020, minuit.
Notez bien que L’Artichaut est un espace inclusif et sécuritaire. Tout texte faisant la promotion de propos haineux ou portant atteinte au bien-être ou à la liberté d’expression d’un groupe minoritaire se verra automatiquement refusé sans même faire l’objet d’une lecture par notre comité de sélection.
Toutes les propositions devront être soumises de façon anonyme et comporteront obligatoirement un titre. Chaque proposition fera l’objet d’une lecture par un comité à l’aveugle et seuls les propositions retenues feront l’objet de commentaires par notre équipe de lecteur.trice.s. Les propositions retenues devront également faire l’objet d’un travail éditorial dirigé par un membre de notre comité.
Au plaisir de vous lire, de vous observer, de vous écouter… bref, de vous découvrir vous et votre héritage.
[1] Marcotte, Gilles. « Marie-Claire Blais : «’’Je veux aller le plus loin possible’’ », Voix et images, vol.8, n.2 (hiver 1983), pp 191-209.
[2] Ibid.
[3] Blais, Marie-Christine, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Montréal : les Éditions du jour, collection « les romanciers du jour », 1970, p. 7.
[4] Ibid.