L’Art de la chute offre une incursion fouillée et captivante dans les modes d’ordinaire peu accessibles du marché de l’art contemporain et de la finance. La compagnie Nuages en pantalon a fait le pari de proposer une pièce pour adultes (alors qu’ils créent d’ordinaire pour la jeunesse) à la fois profonde, divertissante et éducative. Une combinaison qui peut appeler à beaucoup de scepticisme et de retenue. Pourtant, c’est bel et bien pari tenu!

L’art de la chute. Crédits photo: Vincent Champoux
Inspirée de faits réels et notamment des œuvres de Tracey Emin et d’Andrea Fraser, la pièce tourne autour de l’histoire d’Alice Leblanc (Marianne Marceau), une artiste dans la trentaine originaire de Murdochville. Elle se voit offrir une résidence d’artiste à Londres pour renouveler sa pratique créatrice contrecarrée par la montée des cours du cuivre. Là-bas, elle retrouve une amie et ancienne amante, Laurence (Danielle Le-Saux-Farmer), qui perd son emploi lors de la faillite de la banque Lehman Brothers et rencontre Gregory Monroe (Simon Lepage) un spéculateur et collectionneur d’art ayant fait fortune grâce à la crise financière. Au cœur du «Krach de l’automne 2008», Alice, Laurence et Gregory apprennent à leurs dépens à quel point la finance peut s’immiscer dans l’art comme dans les relations les plus intimes entre les individus.
Présentée pour la première fois au Théâtre Périscope en 2017, la création collective, sous la direction artistique de Jean-Philippe Joubert, L’Art de la chute reprend l’affiche au Théâtre La Licorne comme premier arrêt d’une tournée québécoise. Récipiendaire des prix de la critique AQCT pour le meilleur texte et le meilleur spectacle, le texte de la pièce est disponible en librairie depuis peu, publié en août dernier par la maison d’édition L’instant même. Il s’agit de la première pièce de la compagnie jouée pour un public adulte, mais ils ont conservé une caractéristique importante associée au théâtre jeunesse, et souvent négligée du théâtre : la dimension informative, didactique, voire documentaire, qui fait du théâtre un outil éducationnel d’une rare efficacité.

L’art de la chute. Crédits photo: Vincent Champoux
Les premières minutes de la pièce peuvent laisser le spectateur sur la drôle d’impression d’être en plein cœur d’une pièce de théâtre d’intervention ou d’assister à une publicité éducative du gouvernement. La mise en scène est dépouillée, voire simpliste et visuellement, rien ne ressort. Tout est donc entre les mains du texte et des comédien·e·s (et coauteur·e·s) qui le portent. Rapidement, le texte se révèle, notamment par les apartés informationnels d’une Pascale Renaud-Hébert tour à tour commis de comptoir Starbucks, barmaid et courtière d’art qui explique vaillamment chacun des concepts économiques. Il s’agit d’un véritable tour de force non seulement de vulgarisation scientifique, mais d’intégration d’un contenu explicatif dans une pièce qui reste, malgré tout, captivante par son rythme et ses péripéties intriquées. Ces apartés deviennent vite la chair nécessaire à une trame narrative densifiée par son appartenance à des milieux qui semblent impénétrables, presque de l’ordre de la conspiration.
S’il est vrai que la fin de la pièce s’essouffle un peu à force de revirements de situation toujours dramatiques et surprenants, rarement une création de près de 2h30 coule aussi bien. Pour les familier·ère·s des tribulations boursières ou des tractations du marché de l’art actuel, la trame narrative bien ficelée et le jeu des comédien·ne·s qui changent d’accent et de personnages comme un feu roulant suffisent amplement à combler les attentes dramatiques. Et pour les néophytes de ces tours d’ivoire, la qualité et le rendu comique de la vulgarisation de concepts économiques et sociologiques sont certainement des arguments en faveur de cette pièce. L’Art de la chute est vraisemblablement l’une de ces rares créations tournant sur les scènes du Québec qui demeure éducative sans être infantilisante, réfléchie sans être absconse et divertissante sans être sensationnaliste.
L’Art de la chute était présenté du 11 au 29 septembre 2018 au Théâtre La Licorne puis un peu partout au Québec jusqu’en mars 2019.
Article par Jade Bergeron.