Que reste-t-il d’une société et de sa culture lorsque sa langue, visant à transporter chacune de ses subtilités, s’éteint? Lorsqu’au rythme des doyens tribaux n’ayant plus personnes pour écouter leurs contes ancestraux, les couleurs et saveurs d’un art de vivre s’étiolent et se perdent? L’amour des mots et leur complexité sont au cœur de cette Maison des pluies de Pierre Samson, roman abordant d’un regard cynique, mais ô combien pertinent, la filiation sous tous ses angles.
Benjamin Paradis a parcouru le globe à la recherche de langues qui en étaient à leur dernier souffle; il visait à être de ses témoins privilégiés assistant à la mort lente d’un dialecte qu’on avait mis des siècles à bâtir, des décennies à étudier et des années à oublier. Collectionnant sur son enregistreuse ces longues agonies linguistiques qu’il a recueillies de par le monde, il se retrouve lui-même dans cette situation de transmission de savoirs vaine, avec de las interlocuteurs blasés lorsqu’il hérite d’une tâche d’enseignement dans une université montréalaise. La quarantaine bien entamée, il ne trouve pas le moyen de transformer sa passion dans une pédagogie qui répondrait convenablement à cette génération perdue.
« À ce moment précis, Benjamin dresse un majeur vers l’hémicycle tapissé de soixante-dix et quelques visages, pour la bonne part juvéniles et boudeurs. Il peut ainsi mesurer le degré de désintéressement préliminaire de la meute de chasseurs de crédits universitaires écrasée devant lui. Les rires venus exclusivement du fin fond de l’auditorium, qu’il a baptisé pour lui-même l’ourlet des nuls, lui promettent un trimestre éprouvant pendant lequel lui-même devra batailler contre l’ennui et repousser le détachement propre au sannyasin dans lequel il pourrait être tenté de se réfugier. »
Le soir, Benjamin retrouve son bonheur au bout d’un billet de vingt roulé serré, rite essentiel pour passer au travers d’une autre journée d’enseignement. Ses errances et habitudes seront vite troublées par un certain Kurt; se présentant comme son fils, il ne désire pas rencontrer le patriarche, mais bien le reconstituer en allant à la rencontre des figures marquantes de la vie de ce dernier. Cette méthode peu orthodoxe amènera Benjamin à lui-même revisiter ces différentes époques qui le constituent, à refréquenter les lieux communs de son existence où il n’aurait jamais pensé remettre les pieds. Ayant parcouru le monde pour des fins intellectuelles et linguistiques, le voilà qu’il parcourt le sien en quête de l’origine de cette paternité indésirable; tentant te retrouver le moment charnière et charnel, où l’intellect à laisser place au désir fertile.
L’écriture de Samson est touffue, foisonnante, unique et lapidaire; au départ elle est même aride et baveuse. On s’y noie un temps puis, tranquillement, on trouve ses repères, on garde la tête hors de l’eau et on se laisse guider par les flots. Et ses flots littéraires, Samson les maîtrise. Il se joue du lecteur par un vocabulaire à la fois érudit et poétique, ne le prenant pas pour un imbécile. Des phrases-fleuves parcours le bouquin d’une page à l’autre, laissant peu de temps pour reprendre son souffle. S’armant d’un protagoniste linguiste, Samson s’approprie ce terrain de jeu qu’est la langue comme peu l’ont fait dernièrement. Et en filigrane de toute cette histoire de linguistique et de paternité, se trouve un amour inconditionnel de sa langue. Elle dont le destin semble trouver écho dans celui de ces dialectes qui se dissipent en silence à des lieues de nos réalités.

«Eh bien, il a beau résister à ce qu’il considère comme une attitude de grincheux, il ne peut s’empêcher de se rendre à l’évidence et y trouve un motif à se désoler: à l’image de ses jeunes autochtones rêvant de psychotropes en vente libre à Manaus, n’aura de cesse de nier son histoire, de piétiner sa langue, de réduire sa conscience et son intelligence au silence qu’une fois sa culture louisianée, voire embaumée au nom de la modernité, sinon réfugiée dans un déni passéiste, dans un intégrisme stérile, dans un nid de ceintures fléchées et de couronnes d’épines vermoulues. Quelque part, Benjamin suspecte qu’il porte malheur à ses semblables et aux peuples qu’il étudie.»
La maison des pluies c’est d’abord la transcription littérale du mot nuage dans un dialecte d’Afrique centrale, mais c’est surtout ce lieu que Samson nous fait visiter tout au long du récit. D’abord immense par son exigence et englobant par sa poésie, on y pénètre comme dans une brume humide, se laissant charmer tant par le fond que par la forme. Un fils sur les traces de son père et un écrivain sur les traces de sa langue, tels sont les chemins qui mènent vers La maison des pluies, et lorsque la froideur du regard critique rencontre la chaleur de la plume poétique, c’est une véritable averse linguistique qui s’abat sur le lecteur, et ce, à son grand bonheur.
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Pierre Samson, La maison des pluies, Montréal, Les herbes rouges, 2013, 272 p.
Article par Jérémy Laniel. D’abord enfant, maintenant adulte, étudiant, lavallois de naissance, montréalais d’adoption, suédois par intérim, libraire, chroniqueur, lecteur, épicurien, expert et néophyte.