Paru chez Mécanique générale en novembre 2021, Bagne bagne bagne. Le crépuscule des amochés d’Étienne Prud’homme narre les aventures d’un boxeur associé à de pauvres malfrats qui tentent le coup de leur vie afin de s’affranchir de la pauvreté.
D’emblée, la bande dessinée se pose en hommage complet du film noir, ce qui constitue paradoxalement à la fois sa plus grande force – tout y est particulièrement cohérent, de la mise en page et du dessin des personnages à l’histoire et ses motifs – et un écueil potentiel. En effet, de manière analogue à la symbolique du protagoniste enfermé dans une cage, l’œuvre reste limitée par les représentations qu’elle propose, dont le charme est suranné. De fait, la maitrise indéniable de tous les éléments propres au genre nous place devant un récit que le public cible, un peu de niches, ne peut manquer de reconnaitre dès les premières planches au point d’en deviner aussitôt la suite. Nous y trouvons les personnages constituant de parfaits archétypes, l’univers essentiellement masculin, sans grande diversité de genre donc, et marqué par la pauvreté, le binarisme des grandes structures étatiques ; par exemple la police, et des individus marginalisés, le dénouement qui ne saurait réellement bien finir…
C’est donc un pacte de lecture qu’il faut conclure, un peu à la manière de celui que signe métaphoriquement le protagoniste avec le diable. Nous pouvons ensuite nous laisser pleinement porter par la virtuosité de la forme, tout particulièrement le dessin dont la précision du trait permet également de poser l’indétermination de plusieurs situations : les réactions floues des personnages devant une angoisse palpable en effaçant les traits du visage, par exemple. Les cases au sein des planches en format panoramique en viennent à reproduire l’effet propre à l’image cinématographique, adoptant une mise en page simple de manière à fluidifier le passage entre les cases. Si, comme le mentionne le théoricien et bédéiste Scott McCloud dans Understanding Comics : The Invisible Art (1993), la bande dessinée est l’art de la transition, cette œuvre parvient à sembler enchainer les différentes images en abolissant les transitions de manière à favoriser l’action et la focalisation interne. En ce qui concerne la réalisation, soit la narration propose des pratiques comme le dynamisme des poursuites, des altercations, soit elle semble s’arrêter de manière à parcourir les différents visages et perspectives d’une même scène, et souligner l’intensité de l’émotion vécue.
L’imprécision volontaire quant à l’expression des personnages (Bagne bagne bagne, p. 47)
L’architecture des cases favorise un parcours en apparence naturelle dans l’urbanisme de ville et de ses quartiers pauvres. Les personnages sont d’ailleurs d’abord présentés par leur appartenance à la zone industrielle de la ville. Lorsque l’action éclate sur l’autoroute, les péripéties s’agencent avec la mise en page, qui semble redoubler le couloir sans issue où se joue la lutte entre les classes, où sont déjà connus les perdants du match socioéconomique. En effet, tout le monde n’est pas autorisé à accéder aux voies rapides dans la vie, c’est l’espace qui délimite et qui peut parcourir les quartiers et les routes de la ville. De plus, les personnages ont les signes sur le corps de la souffrance d’une vie difficile : outre les blessures, leur posture et leurs expressions signalent aussi la vulnérabilité.
La mise en page accentue le dynamisme des images (Bagne bagne bagne, p. 38)
Ainsi, la simplicité de la trame permet d’accentuer des qualités formelles indéniables, notamment le dessin et le découpage de la mise en page. L’atmosphère urbaine permet de représenter le décor des laissés-pour-compte, de leurs souffrances, de leurs espoirs, tandis que sont montrés des quartiers qui tendent à être invisibilisés. Si les perdants et les antihéros ont toujours constitué la figure principale du cinéma noir, l’œuvre se pose directement contre le classisme, le colonialisme et le racisme.
L’importance des lieux pour peindre les conditions de vie des personnages (Bagne bagne bagne, quatrième de couverture)
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Étienne Prud’homme, Bagne bagne bagne. Le crépuscule des amochés, Montréal, Mécanique générale, 2021, 131 p.
Auteur: André-Philippe Lapointe