En tant qu’étudiant en théâtre, j’ai toujours considéré comme mon devoir d’aller assister aux productions des finissants, ayant moi-même fait l’expérience de tout ce processus de création. Ce dernier est éminemment formateur pour l’ensemble des étudiants. Des appréhensions vont nécessairement surgir lorsqu’on monte (encore) Shakespeare. Toute personne qui s’intéresse aux arts de la scène aura entendu maintes fois répéter cette douce phrase qui, bien que simplissime, nous plonge tous dans une merveilleuse spirale réflexive: «Pourquoi on monte ça aujourd’hui?»
Je me permets un petit aparté en commençant: j’adore Shakespeare. Bon maniaque de texte, je me plais à me confronter à ses pièces: les démonter, regarder comment les rouages fonctionnent, remplacer avec un grand plaisir un morceau par un autre et constater avec émerveillement à quel point tout est bien huilé, même après des siècles d’usure. Il faut le dire: le Beaucoup de bruit pour rien des finissants de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM avait de grandes bottes à chausser.
Le 10 novembre dernier, j’étais donc devant le vestiaire dramaturgique — quelle merveilleuse idée! Bravo aux deux dramaturges! — qu’on pouvait retrouver dans l’entrée du studio-théâtre Alfred-Laliberté, avant que le spectacle ne commence. Au centre de la pièce, deux supports à vêtements auxquels des cintres agrémentés de feuillets étaient accrochés, le tout enveloppé de la douce musique provenant d’un tourne-disque. Les informations abondent: l’intrigue est déplacée dans l’après-guerre, les personnages sont stéréotypés, on y traitera de la place de la femme, etc. Conclusion: ce sera une soirée politique. Je m’intéresse ensuite au programme, où figure un court mot du metteur en scène, Frédéric Bélanger, qui semble vouloir m’indiquer que je dois simplement apprécier le moment et me sentir libre en le vivant. C’est alors que débute ma confusion, qui me poursuivra jusqu’à ma bière d’après-spectacle.
Beaucoup de bruit pour rien est une comédie légère dans laquelle les femmes n’ont pas un rôle très reluisant. Représentées comme des nunuches, elles n’ont de valeur que si elles sont vierges, bonnes et fidèles. Les hommes, eux, sont des soldats en retour de guerre qui veulent se trouver une femme. L’intrigue de base se résume ainsi: Claudio est amoureux d’Héro et Juan souhaite le malheur de ce couple. Bénédict et Béatrice sont en constant conflit, jusqu’à ce qu’un habile stratagème — que serait une pièce classique, sans ce genre de duperie! — les fasse tomber amoureux. Je m’attendais évidemment à une multitude de tours de passe-passe par-ci par-là, histoire d’accorder l’œuvre avec les ambitions politiques et engagées que le spectacle prétendait avoir.

Beaucoup de bruit pour rien. Crédits photo: Patrice Tremblay
Le public s’installe dans le studio-théâtre, réaménagé en cabaret jazz très réussi. On enlève nos manteaux, les personnages féminins nous servent à boire et on profite alors des petites merveilles que nous offrent les scénographes. L’ambiance musicale, les costumes, le maquillage des interprètes: tout fonctionne, et cela se poursuit tout au long de la pièce. Le ton est léger, mais ici et là on perçoit les réflexions qui ont alimenté les concepteurs. Masques à gaz dans un bal masqué, personnages habillés comme cette publicité des années de la Seconde Guerre mondiale que tout le monde connaît, etc. Ça pense, ça réfléchit: il se passe quelque chose. Rien de gros, car tout reste très simple. Ce sont de doux questionnements offerts sans conséquence…
Le jeu des comédiens est très inégal, mais dans le lot brille comme une étoile Victor Naudet, qui captive instantanément le public avec son interprétation de Bénédict et qui semble nous promettre dès le début une soirée extraordinaire. Puis on en arrive à la moitié de la pièce. Le spectacle s’essouffle. Les intrigues se poursuivent. Les blagues se simplifient, puis se raréfient. Le spectateur attend la fin de la pièce. Noir. On applaudit.
De nouveau, une production de l’École supérieure de théâtre ne parvient pas à garder le public en tension jusqu’à la toute fin. L’ensemble s’éternise et les effets s’accumulent, sans grand intérêt: des guirlandes lumineuses descendent le temps d’une scène pour ensuite disparaître, on joue du piano deux-trois fois… Le texte se poursuit, insensible à l’ennui d’un public qu’on vient titiller à quelques moments en venant lui parler directement ou en volant la chaise d’un des spectateurs, parce qu’on en a besoin pour une scène. Le sens se perd. Pourquoi prendre la chaise d’un spectateur? Parce que c’est drôle! Parce que la pièce est légère! Interaction avec le public! Rions de bon cœur.
Le produit fini révèle une faille fondamentale: le texte de Shakespeare demeure et le spectacle ne s’affaire qu’à tenter de créer quelque chose autour. Cette manière de faire m’apparaît ici comme une erreur. Si le spectacle se voulait engagé, il fallait se battre contre cette construction textuelle qui n’offre, somme toute, très peu de réflexions quant à la place de la femme. Sont-elles valorisées? Non. L’orgueilleuse et brillante Béatrice finit comme tous les autres personnages féminins de la pièce, se mariant (après avoir fait le vœu de ne jamais se marier) avec Bénédict. Seul point salvateur: elle semble être à peu près son égale et non sa subalterne.

« We Can Do It » par J. Howard Miller
Voilà. On produit un Shakespeare, un long Shakespeare de près de deux heures — qui en paraissent être davantage —, et on n’ose pas remettre en question ce monstre sacré. Au final, on n’en tire qu’un plaisir momentané. L’exercice pédagogique — dans la mesure où les étudiants ont participé à l’élaboration d’un spectacle «complet», nonobstant la qualité de celui-ci — est accompli, mais l’œuvre artistique qui en résulte ne nous mène nulle part.
«Pourquoi on monte ça aujourd’hui?» La seule réponse valable qui me vient est celle-ci: ce n’est pas Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare qu’on monte. Il s’agit plutôt d’un spectacle qui naît du texte original, qui le pille sans crainte et qui n’hésite pas à rejeter ce qui ne nous éveille rien. Beaucoup de bruit pour rien n’a finalement rien proposé d’autre qu’une expérience «le fun», trop longue, qui n’a pas osé se débarrasser de Shakespeare pour créer une œuvre originale, nouvelle. Peu de surprises sous le soleil de l’UQAM… Jusqu’à ce qu’arrive La Tempête d’Alice Ronfard, peut-être? Je l’espère.
Beaucoup de bruit pour rien était présenté du 8 au 11 novembre 2017 au Studio Théâtre Alfred-Laliberté de l’UQÀM.
Article par Pierre-Olivier Gaumond.