Alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que Le marché aux fleurs coupées fasse son entrée dans le milieu littéraire à l’apogée de l’effervescence du printemps, ce recueil de poésie nous apparaît au moment où les feuilles s’accumulent au sol et que le froid ralentit nos pas. Sarah-Louise Pelletier-Morin, dans la lignée d’Emily Dickinson, nous propose de profiter de ce moment pour regarder vers le bas et s’attarder aux choses que l’on tend à invisibiliser.
Cette œuvre explore tous les éléments qu’on peut espérer retrouver en ouvrant un livre dédié aux fleurs, comme les endroits où nous les croisons et les manières dont elles embellissent notre quotidien, mais en redonnant une réelle importance aux réflexions qui nous ont tou·te·s traversé·e·s brièvement : Le marché aux fleurs coupées accorde le temps, l’espace et l’engrais nécessaires à l’achèvement de leur éclosion. Cet engrais, il est constitué de trente-cinq fragments informatifs qui ponctuent le recueil en présentant, de manière poétique, divers faits historiques ou contemporains permettant d’avoir un regard plus lucide sur le monde. Par exemple, si l’œuvre invite d’abord à réfléchir à la valeur symbolique des fleurs à travers les divers degrés d’importance que les individus leur accordent, les fragments informatifs permettent d’introduire la question de leur valeur marchande. Qu’arrive-t-il lorsqu’on privatise le vivant ? Comment les fleurs coupées nous parviennent-elles ? Quelles sont les conditions de travail de ceux qui les récoltent ? Comment cette dynamique de production affecte-t-elle la biodiversité ? Les réponses à ces questions sont, sans surprise, très préoccupantes.
Pour poursuivre sur cette lignée plus sombre, le recueil aborde également un pan moins réjouissant, mais plus fleuri, de l’expérience humaine : la mort. Qu’arrive-t-il aux fleurs à la fin des cérémonies funéraires ? Quand faut-il jeter un bouquet ? Loin d’être morbides, les poèmes qui s’attardent à la mort sont la plupart du temps traversés par la question du souvenir, car pour Sarah-Louise Pelletier-Morin, « la mémoire appartient au paysage[1] ». C’est également en partie à travers la question de la mémoire que naît une des explorations fondamentales de cette œuvre, soit l’association des femmes et des fleurs. En plus de déplorer l’oubli d’actrices québécoises du domaine des fleurs, comme Elsie Reford, la fondatrice des jardins de Métis, Sarah-Louise Pelletier-Morin parvient magnifiquement à renverser l’association métaphorique affaiblissante des femmes aux fleurs. Les femmes n’ont pas incarné la beauté et la douceur, mais le mutisme, le ploiement et la disparition. La poétesse pousse l’exercice jusqu’à confiner l’homme au vase pour lui faire vivre directement l’objectification, la possession malsaine.
Ce projet de livre-herbier, bien annoncé par la quatrième de couverture, prône en effet la multitude et l’hétéroclisme, tant par la variété des thèmes qu’il aborde que par la manière dont ceux-ci se déploient : portés par une voix tantôt rêveuse, tantôt prescriptive, tantôt ferme, l’ensemble formé n’en est, au final, pas moins harmonieux. La vibration polyphonique de cet ensemble de fragments est d’ailleurs redoublée par l’insertion de vingt intertextes révélés en notes à la fin de l’œuvre. Une alternance constante entre : la première et la deuxième personne du singulier, une écriture prosaïque et versifiée, trois formes d’alignement du texte, ainsi qu’entre une ponctuation conventionnelle et libre fait apparaître une volonté de priorisation de la cohérence interne de chaque poème et de la mise en évidence de leur unicité.
Le recueil de Sarah-Louise Pelletier-Morin défriche également des avenues de réflexions plus denses et dont on peut perdre le fil (ce qui, en fin de compte, a l’avantage d’encourager la relecture et la culture active de son jardin poétique). La poétesse nous invite notamment à nous inspirer de l’essence des fleurs pour repenser notre manière de vivre l’expérience humaine, en prônant leur spontanéité, leur simplicité et leur caractère divin, tout en déplorant notre besoin de contrôle et notre occasionnelle inauthenticité : « La honte te défigure, la colère dit mieux. Quand tu souris, on reconnaît les stigmates de la tristesse sur ton visage ; ton rire s’élabore sur une grimace. La végétation, elle, ne ment jamais[2]. » Bien que je ne sois pas contre l’idée de se défaire d’un certain anthropocentrisme pour rester sensible à l’altérité, si la beauté des fleurs réside dans leur intégrité, les humains ne devraient-ils pas, alors, eux aussi embrasser leur unicité, leur complexité, le caractère contradictoire de leurs émotions et de leurs actions ? Je crains également que l’adresse directe au lecteur utilisant un « tu » énonciateur de faits qui ne lui correspondent peut-être pas mène à son détachement, et que l’apparition d’un ton parfois prescriptif le mène à se braquer plutôt qu’à s’ouvrir.
Ces petites observations ne m’empêchent cependant pas d’admirer la densité de ce premier recueil de poésie et l’ampleur du travail qui y a été injecté. J’ai tout autant adoré me promener, me reconnaître et me perdre dans cet ensemble de tableaux floraux, et j’espère que la poésie de Sarah-Louise Pelletier-Morin continuera longtemps ses bourgeonnements.
[1] Sarah-Louise Pelletier-Morin, Le marché aux fleurs coupées, Chicoutimi, La Peuplade, coll. « Poésie », 2023, p. 50, l’autrice souligne.
[2] Sarah-Louise Pelletier-Morin, Le marché aux fleurs coupées, op. cit., p. 172.
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Pelletier-Morin, Sarah-Louise, Le marché aux fleurs coupées, Chicoutimi, La Peuplade, coll. « Poésie », 2023, 217 p.
Article rédigé par Emma Létourneau