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17-05-2025 Vol 19

Cent fois sur le métier, invoquez une image. Une entrevue avec Étienne Fortin autour de Tout a été dit cent fois

Quelque part dans une salle de classe sombre et mystérieuse, un professeur parle avec des étudiants imaginaires. En leur compagnie, il invoque des fantômes, présences littéraires mythiques. La fête de Tout a été dit 100 fois commence avec Queneau, puis Shakespeare, puis Gauvreau… Ce n’est pas un cours de littérature: c’est un jeu, matérialisation de l’imaginaire d’un personnage aussi passionné qu’absurde. Ce professeur, c’est Étienne Fortin. Ses étudiants fantasmatiques ne sont autres que ses spectateurs qu’il fait voyager d’oeuvre en oeuvre dans un tourbillon de mots, de rires et de tonnerre.

Crédits photos: PCI
Crédits photos: PCI

C’est un beau risque que prend Étienne Fortin en choisissant de présenter ce petit spectacle indépendant au Théâtre aux Écuries. Dix ans après sa dernière création, Palindrome Compagnie Inventive (PCI) se lance dans une aventure aussi humble qu’ambitieuse, basée sur l’expérience d’enseignement de son directeur. Seul en scène, entouré de copies, de bouquins et d’objets hétéroclites, il entre en dialogue avec plusieurs grandes plumes, sous prétexte de didactique stylistique.

La pièce, qui a été présentée sous une forme embryonnaire en juin 2014, puis dans sa forme finale en novembre 2014, a tout d’abord émergé d’un contexte scolaire. « Ça fait environ vingt ans que j’enseigne et à force de travailler dans une classe, de voir ce qui fonctionne ou pas, l’idée de faire une espèce de cours où tous les fantasmes de prof pouvaient se matérialiser est apparue. Le déclic s’est fait lors d’une lecture publique des Exercices de style de Queneau à la bibliothèque du Cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu devant une quinzaine de personnes. J’ai vraiment senti qu’il y avait quelque chose à faire avec ces textes et c’est ainsi que le personnage de prof s’est peu à peu dessiné.»

Au fil de l’écriture, une parole parallèle au commentaire littéraire s’est développée, au sujet du milieu de l’éducation et de certains collègues côtoyés à travers les années. «Je voulais répondre à certaines attitudes de professeurs par la rage, le vulgaire, l’irrévérence de Gauvreau et certains textes de Queneau m’ont servi de tremplin pour intégrer l’Ode à l’ennemi», explique Fortin. «Je me permets d’envoyer quelques pointes, mais toujours dans le respect.» Pourtant, on est bien loin du règlement de compte, ou même du commentaire politique sur le système d’éducation. Dans un esprit d’humilité et de curiosité, Fortin se présente au spectateur non pas pour lui montrer sa vision de ce que devrait être un professeur, mais plutôt pour lui ouvrir les portes de son imaginaire propre.

Crédits photos: PCI
Crédits photographiques: PCI

Son style d’enseignement invite l’étudiant à penser par lui-même et à participer au cours; il faut également s’attendre à ce que le spectateur soit tenté de lancer une ou deux réponses dans la foulée du spectacle. «J’ai des avenues possibles pour différents types de réponses, ce qui fait que je peux faire des combinaisons. Il y a des moments où ça me déstabilise un peu. Quand c’est la première fois qu’une intervention arrive à un moment particulier, je dois m’adapter en direct. Donc je m’attends à ce que les spectateurs ou étudiants réagissent et participent comme dans une classe: le texte est écrit pour ça.» Entre performance et représentation, il entrera donc dans un véritable dialogue avec ceux et celles qui se risqueront à lui répondre.

Avec finesse et habileté, Fortin arrive donc à créer une véritable ambiguïté entre réel et fiction. S’adressant tantôt à une chimère devant lui, tantôt à la véritable personne assise à cette place, il oscille brillamment entre plusieurs niveaux de jeu, entre le professeur qu’il aimerait être et celui qu’il est réellement. Il affirme d’ailleurs que le «cours» qu’il donne lors de ce spectacle ressemble grandement aux cours qu’il offre à ses étudiants, à quelques différences près: «C’est sûr que je n’arrive pas à faire pleuvoir dans mes cours ni à transformer les ambiances sonores et visuelles!» Ni à superposer ses mots à ceux de ses idoles? Fortin avoue que ce sont les textes qu’il a lui-même écrit qui lui ont donné le plus de fil à retordre. Difficile de mesurer sa plume à celle de classiques intemporels.

Pourtant, en mettant en relation différents collages de textes, ce qui fait par ailleurs la marque particulière de PCI, le personnage central agit comme un fil conducteur et tend de plus en plus à intégrer les mots de Fortin entre les extraits choisis. «Plus les spectacles avancent, plus il y a de ma plume dedans», raconte-t-il. «Ce n’était pas prévu que j’écrive autant dans Tout a été dit 100 fois, mais on dirait que je développe avec le temps une façon de m’inclure réellement dans ce dialogue».

Crédits photos: PCI
Crédits photographiques: PCI

Une démarche qui détonne quelque peu avec ce que le milieu est habitué de voir, d’autant plus qu’elle s’inscrit dans une pratique autonome et autoproduite qui n’a pas encore été adoptée par les diffuseurs québécois. Il faut savoir que ce spectacle n’a été soutenu par aucun Conseil des arts, que ce soit au niveau provincial, fédéral ou municipal. Non seulement PCI n’a pas bénéficié de subventions, mais il n’en a pas demandé non plus. «Pour avoir des subventions, il faut être un peu connu, avoir des contacts, ce que j’espère développer. Avec un peu de chance, ce spectacle sera un tremplin pour la suite. C’est tout un travail que de convaincre les gens du milieu de venir voir un spectacle. Il y en a tellement et quand on est un outsider, ce n’est pas facile de capter leur intérêt. C’est un milieu très fermé. Quand on arrive avec une formation et une forme autres, ça devient difficile.»

Il faut s’y attendre dans un contexte où la compétition est déjà si féroce entre les compagnies de théâtre issues du chemin de formation traditionnelle. La voie est loin d’être pavée pour qui que ce soit quand il s’agit d’obtenir une aide financière ou même une certaine visibilité. Pourtant, après plusieurs années de travail et d’efforts, Palindrome Compagnie Inventive commence à se faire remarquer et il ne serait pas surprenant que son prochain spectacle, Dans la détresse de l’homme bon, soit programmé dans une salle en codiffusion. En attendant, courons tous et toutes voir cette proposition amusante et audacieuse pendant que PCI est encore un secret bien gardé. «Plongez à deux pieds! Je laisse la possibilité d’intervenir. Vivez le rêve avec moi.» Une très simple et belle invitation donc, qui saura peut-être ramener quelque chose qu’on oublie souvent au théâtre: le plaisir de jouer ensemble.

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Présenté du 19 au 21 février 2015 au Théâtre aux Écuries, Tout a été dit 100 fois, de Palindrome Compagnie Inventive. Texte, mise en scène et interprétation d’Étienne Fortin, à partir des Exercices de style de Raymond Queneau. Extraits de textes de Boris Vian, Claude Gauvreau, William Shakespeare, Michel Tremblay, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Jacques Prévert, Jean Tardieu, Thomas Bernhard, Samuel Beckett, Henri Michaux, Samuel Taylor Coleridge, Jean-François Revel, André Gide, Julien Torma, Henri Bordeaux, Ron Taylor, Francis Blanche, Julien Green, Nikos Kazantzakis, Ernest Boyer, Jean Giono et Anton Tchekhov.

Article par Geneviève Boileau. Étudiante à la maîtrise en théâtre, Geneviève est d’abord et avant tout une voyageuse. Elle saute de pays en créations, d’océans en bouquins, et de saveurs en rituels. Fondatrice du Théâtre de l’Odyssée, elle en assure aujourd’hui la co-direction artistique. Siégeant sur le conseil d’admistration de l’Association des compagnies de théâtre (ACT) et sur le Comité Avenir du théâtre au Conseil québécois du théâtre (CQT), elle s’indigne régulièrement contre certaines pratiques et façons de faire au sein du milieu théâtral. Aussi, elle adore les Sour Cherry Blasters.

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