Un long silence devait s’installer. Aurait dû s’installer. Mais certaines pies plus bavardes ne cessent de rigoler et d’échanger des paroles en riant, empêchant le silence de solidement se graver dans les corps et dans les êtres. Leur intimer le silence d’un «Tchhhhh» retentissant constituait une faute face au côté presque sacré du silence chez Jon Fosse. Si sa dramaturgie doit révéler la force du silence et la rupture absolue entre la parole et sa capacité à dire, il faut encore que les conditions soient mises en place pour qu’on puisse écouter ce silence et le voir prendre place entre les individus. Et même, au-delà de l’entendre, il faut le sentir. L’enjeu principal dans une mise en scène d’une œuvre comme Le Nom est justement cela: faire sentir ce silence, cette «voix qui parle en se taisant» comme le dit Fosse. La parole est le lieu d’une tragédie, celle du sens qui lui échappe constamment et qui la condamne à la vacuité.
La production Le Nom, menée par Dominique Leduc et présentée au Prospero du 3 au 21 avril dernier, devait débuter dans un silence absolu: après un court mot de la metteure en scène, le spectacle allait être présenté pour la première fois devant un public plus ou moins (mais surtout moins) varié — comme le sont tous les publics de théâtre, malgré ce qu’on aime parfois se dire. Ça commence: aucun changement de lumière; pourtant, nous le sentons, c’est commencé. Les paroles s’amenuisent, mais pas complètement. Des gens chuchotent. L’espace d’un instant, je rêve d’un théâtre où les conventions sont absolues et où tout le monde se la ferme: un vrai rêve de puriste qui me semble à moi-même partiellement répréhensible. Puis, me voici de retour sur mon banc, à l’écoute d’un silence dont je tente en vain de m’imprégner en faisant abstraction des fissures qui le parcourent.
Je répéterai cet exercice incessamment lors du spectacle.

Le Nom. Crédits photo: Isabelle Rancier
Une adolescente enceinte revient chez ses parents avec un garçon, potentiellement le père de l’enfant. La sœur semble ravie de retrouver sa sœur et aimerait beaucoup jouer aux cartes. La mère semble trouver toutes les situations hilarantes. Le père, à qui personne n’a raconté ce qui se passe, fait d’incessants allers-retours entre sa chambre et son fauteuil, envahi par une forme de lassitude incommunicable. Les interactions demeurent «banales», se répètent, séparées par des silences d’une longueur variable. Un secret, un non-dit, quelque chose hante la pièce, quelque chose de plus grand que tout ce qui se passe devant nos yeux devrait émerger depuis les catacombes du théâtre, prendre la place…
Mais.
Quelque chose ne s’est pas produit ce jour-là. La conception sonore de ce spectacle — où le silence est, d’une certaine manière, la «véritable parole» — devrait logiquement signaler l’écart entre le monde ordinaire et cette fiction à la fois quotidienne et complètement étrangère. Or, rien de tout cela: le son demeure désespérément réaliste, naturaliste, des bruits de pas au deuxième étage quand on signale qu’il y a quelqu’un «en haut» jusqu’au bruit de la tempête qui fait rage à l’extérieur. Les choix sonores entrent dans une malheureuse confrontation avec le texte, rendant ridicule ce qui chez Jon Fosse prend une ampleur existentielle et ontologique, empêchant l’ensemble du spectacle de devenir ce qu’il devait être. De la même manière, les interprètes demeurent dans un jeu plutôt réaliste, transformant les silences en (plus ou moins) longs malaises où les personnages abandonnent simplement l’idée de communiquer quoi que ce soit, attendant la fin du silence. Souvent, la tension tombe à plat et on perd l’essence de ce qui se passe. Une grande tension aurait toujours dû être perceptible, mais l’ensemble demeure déconnecté, découpé en petites saynètes. Les phrases répétées deviennent drôles et Fosse devient un auteur… comique.
Pourtant. La pièce se nomme « Le Nom », celui de cet enfant à venir qui finalement n’est jamais réellement nommé. Portera-t-il le nom de Bjarne, cet autre homme qui arrive peu avant la fin, homme séducteur pour qui la fille enceinte éprouve vraisemblablement un amour, tout au moins charnel? Seul être doté d’un nom dans la pièce, il n’a pourtant rien de plus que les autres personnages. Il est attrayant, certes, mais le fait qu’il soit nommé ne devient aucunement significatif. Au final, cette production de Le Nom, qui présente, hors de la scène, un cahier dramaturgique étoffé et très intéressant, ne parvient pas à instaurer dans l’espace scène-salle la densité signifiante de ce silence, sa valeur existentielle et son tragique quotidien: le silence s’est réduit à un simple non-dit, au malaise.
Le Nom était présenté du 3 au 21 avril 2018 au Théâtre Prosero.
Article par Pierre-Olivier Gaumond.