Lauréat de la Palme d’Or du dernier festival de Cannes, voici enfin sur nos écrans I, Daniel Blake, dernier long-métrage du grand maître du réalisme socialiste contemporain, Ken Loach. Mieux vaut tard que jamais. Dans cette nouvelle exploration du destin des laissés pour compte du capital, Loach trace un portrait accablant et souvent poignant de l’Angleterre du 21ème siècle, sans toutefois réussir à lui donner le pouvoir d’évocation de ses chefs-d’œuvre passés.
L’histoire de Daniel Blake (Dave Johns) est de celles qui pourraient facilement passer inaperçues; un de ses hommes disparu aussi discrètement qu’il est apparu, un rouage oublié d’une société passée à autre chose. Bonhomme et généreux menuisier dans la fin cinquantaine, il est du jour au lendemain foudroyé par une crise cardiaque, qui le laisse inapte au travail, selon l’avis de ses médecins. Toutefois, l’État le juge apte au travail (à l’issue d’un nébuleux test sur 15 points – évaluation scolaire s’il en est) et lui retire toute indemnité. Persistant et presque sans recours face à la machine colossale du système social anglais, Blake refuse de renoncer à obtenir sa pension et s’engage dans le long processus d’appel à la décision du comité. Au pôle emploi, il se liera d’amitié avec Katie (Hayley Squires), une jeune mère monoparentale délocalisée de Londres peinant elle aussi à joindre les deux bouts.

I, Daniel Blake – Ken Loach (© Métropole Films Distribution)
Force est de constater que près de 50 ans après le bouleversant Kes (1969), le cinéma de Ken Loach n’a rien perdu de sa pertinence – sa carrière pouvant être vue dans son ensemble comme une documentation acerbe de la lente agonie du droit commun et de l’état Providence. À l’angoisse sourde de l’Angleterre de Tatcher a succédé la « quiet desperation » des David Cameron et autres Tony Blair, dont la médiocrité asphyxiante a fini d’enterrer tout espoir de révolte. Bienvenue dans le « No Future ». Resté à l’affût des plus récents développements (ou plutôt des plus récentes régressions), Loach capture avec une précision documentaire l’isolation et l’individualisme de notre époque numérique, difficilement vécue par Daniel Blake, qui, n’ayant jamais utilisé d’ordinateur de sa vie, se retrouve déboussolé face aux exigences utilitaires de la bureaucratie contemporaine, faite de machines prétendant être humaines et d’êtres humains prétendant être des machines. Les tribulations du héros à travers les différents processus d’appel sont présentés sous un angle kafkaesque, à grand renfort de situations absurdes (appels téléphoniques en retard, formulaires élusifs, consignes contradictoires, fonctionnaires incompétents). Sur ces manœuvres grotesques plane l’ombre d’un ridicule « décisionnaire » invisible, chargé de présider au destin de Blake, un personnage qu’on croirait tout droit sorti du Procès.
Dans la quête chimérique de I, Daniel Blake, on retrouve les différentes facettes de son créateur : Ken Loach le cinéaste engagé, dénonçant les conditions de la classe prolétaire, dépossédée et déshumanisée par une élite déconnectée; Ken Loach le dramatiste, capturant des moments d’humanité déchirante, à la frontière du pathos, comme cette douloureuse scène où Katie, affamée et au bord de l’effondrement, dévore compulsivement le contenu froid d’une conserve de sauce tomate dans une banque alimentaire; mais aussi Ken Loach l’humaniste convaincu, qui, s’il met en lumière la condescendance et la cruauté du système, montre du même souffle les moments de générosité et de bonté des individus. Nous avons même droit à Ken Loach l’humoriste, ne dédaignant pas quelques scènes comiques autour de la personnalité attachante et bourrue de Blake, interprété avec candeur par Dave Johns.

I, Daniel Blake – Ken Loach (© Métropole Films Distribution)
Néanmoins, malgré la versatilité du film, on ne lui trouve pas l’étincelle qui réussirait à l’élever au rang des autres classiques de Ken Loach (Kes, Raining Stones, Sweet Sixteen, etc.). Si la mise en scène maîtrisée et la direction d’acteurs naturaliste n’est pas à remettre en cause, on reste plus mitigé devant le scénario plutôt démonstratif de Paul Laverty (collaborateur de Ken Loach depuis une vingtaine d’années), qui souffre de développements pour le moins convenus dans son troisième acte. De fait, le crayon revendicateur de Loach appuie parfois un peu trop fort, et finit par créer une impression de didactisme nuisant à la force émotionnelle de l’histoire. La finale, si elle réitère avec puissance les enjeux évoqués par le film, ne satisfait pas entièrement dans son exécution quelque peu mécanique (à travers la lecture d’une lettre qui relève de l’enfonçage de porte ouverte à ce stade), et laisse sur un sentiment d’inachevé. Par ailleurs, la critique sociale du film, des plus légitimes et accablante, finit elle aussi par manquer de poids – seul l’acte de révolte de Blake (immortalisé sur le poster du film), intervenant assez tardivement dans le film, vient donner une portée plus universelle à sa triste situation, transformant les faits en action, mais elle survient trop tardivement pour occuper le statut de manifeste qu’on lui prête[1]. Si le film est loin d’être un ratage (des scènes tout à fait saisissantes demeurent), on lui reprochera surtout de manquer d’envergure.
En somme, la décision du jury du festival de Cannes (présidé cette année-là par George Miller) d’attribuer la prestigieuse Palme d’Or à I, Daniel Blake se révèle un choix plutôt traditionnel, vers un film qui, s’il est de qualité, souffre de la comparaison avec les films plus audacieux avec qui il était en compétition : le scandaleux Elle de Paul Verhoeven, le puissant Toni Erdmann de Maren Ade ou encore le délirant Ma Loute de Bruno Dumont.
I, Daniel Blake a pris l’affiche le 5 mai dernier.
[1] Il est tout de même à souligner que le film a suscité un débat en Angleterre, gouvernement et opposition officielle se renvoyant la balle – les premiers rejetant le film comme une « œuvre de fiction » et les seconds le présentant comme la preuve d’inégalités des plus réelles.