Encore emmitouflée dans mes habits de manifestante, j’entre dans l’Espace GO avec un rare sentiment d’adéquation entre le monde extérieur et celui du théâtre. Ces mondes qui ne devraient jamais, pourtant, être dissociés.
Plus tôt dans la soirée, dans le cadre de la marche Stop culture du viol, des femmes ont pris la parole. Pour une fois, leurs voix importaient et elles étaient écoutées. Mais il me semble que, dans le parc Émilie-Gamelin, les gens n’étaient pas assez en criss. On aurait eu raison de crier des tabarnac pis des fuck toute. Peut-être que ces personnes avaient déjà déversé toute leur colère dans un statut Facebook punché, publié préalablement dans la semaine…
Dans un recoin de la foule, j’ai pas pu ne pas m’interposer face à un contre-manifestant qui insultait les locutrices à grands coups de « bullshit » et de « rape culture doesn’t exist ».
Songeant à ce moment perturbant, je m’assois dans un siège du théâtre. Toutes sortes de pensées traversent mon esprit, mais un sentiment prédomine : l’espoir de voir sur scène une réplique plus constructive et convaincante que « go away, man ».

Crédit de l’image: Caroline Monast-Landriault
Des réponses, on en trouve à peine dans Une femme à Berlin. Une chose reste cependant. Les mots que Marta Hillers nous a légués font état d’une colonisation des corps féminins qui trouve écho dans les débats et les événements qui ébranlent les certitudes aujourd’hui. La culture du viol, qu’on pouvait croire circonstancielle (aux périodes de guerre, aux zones éloignées, aux pays dont la religion dominante impose la soumission des femmes) a enfin pris sa place dans les médias de masse ici et maintenant. On en comprend certaines racines entre les lignes des carnets de Hillers, mis en scène par une Brigitte Haentjens clairvoyante et à propos.
Quand la représentation commence, j’ai chaud, mes joues sont brûlantes, et je sens mon sang qui coule trop vite dans mes veines. J’ai peur de ce que je vais voir, mais je sais que chaque mot prononcé sera nécessaire. Comme si j’allais assister à la dénonciation de tous les viols de l’Histoire et entendre la voix de toutes les survivantes du Monde.
Des orages, des bombes. Dans les yeux, la faim.
Des mots, beaucoup de mots, presque trop, on en échappe à mesure qu’on comprend. Les quatre comédiennes se partagent la partition et nous lancent des phrases au visage sans qu’on sache trop quoi en faire. Parce qu’on sait que chaque page a été écrite dans une cave commune entre le 20 avril et le 22 juin 1945.

Crédit de l’image: Yanick Macdonald
Au pied du mur monumental signé Anick La Bissonière, le récit se déballe et nous entraine dans un incessant dénombrement de viols répétés chaque soir par les soldats russes ayant envahi Berlin. Les jours sont durs, mais les nuits sont encore pires, cachant des pénétrations forcées dans chaque recoin de la ville. Les survivantes, pourtant, décident de prendre en main la situation pour la transformer en ce qu’elles considèrent le « moins pire » : troquer le viol brutal pour un viol domestique. Trouver un soldat qui ne soit pas trop barbare, et qui soit prêt à marchander le rapport contre un peu de nourriture et de boisson. Elles s’allient donc à un loup, pour éloigner les autres loups, un qui pourrait retarder l’inévitable « Encore une nuit dont je suis venue à bout ».
Malgré l’omniprésence des hommes dans le texte, la scène en est complètement dépourvue jusqu’à la toute fin. Les corps mis en scène sont ceux d’Allemandes, souillées mais solidaires. Les quatre actrices incarnent tour à tour Marta, un officier, une veuve… C’est donc entre elles que sont illustrés les viols. Les coups de bassin blasés d’Évelyne de la Chenelière qui rythment le texte et cassent la voix de Sophie Desmarais. Des spasmes comme autant d’orgasmes inversés, des réactions nerveuses qui témoignent de la défaillance du corps quand il est piétiné des dizaines de fois. Dans la salle aussi, des frissons et de la nervosité.
Les quatre femmes qui se donnent la réplique incarnent plusieurs personnages. On peut facilement se perdre entre les différentes personnifications. Pourtant, le morcellement des personnages est au service de ce texte qui dépeint le quotidien de milliers de personnes. Le journal est un monologue en soi, mais Hillers est la voix unique d’une guerre dans la guerre, celle « entre les hommes et les femmes »[1]. À travers ces femmes qui se confondent, on perçoit la lourdeur du temps et l’ampleur d’une époque où le territoire à conquérir concernait autant les lieux que leurs habitantes.
À plusieurs moments, on nous confronte à des mots qui nous sont inconnus. Les langues allemande, française et russe s’amalgament sans qu’on nous traduise à chaque fois. C’est à nous de passer par-dessus l’incompréhension, et de tenter de comprendre l’action et l’intention dans son contexte. Comme ces femmes ont dû le faire quand des hommes menaçants sont entrés chez elles en parlant une langue inconnue et en les obligeant à se soumettre à leurs désirs les plus dégradants.

Crédit de l’image: Yanick Macdonald
Au début, surprises de leur sort, elles cherchent la compassion dans les yeux de leurs agresseurs : « Deux fois violée, et vous claquez la porte ! ». Rien à faire, ils font la queue pour se relâcher tour à tour. Pas de consolation, jamais de bonnes intentions. Malgré elles, au bout de quelques jours, elles se sont renforcies à force de dire « le mot tout haut pour [s’]habituer au son » : viol. Ça peut nous sembler presque impossible de s’accoutumer à un train de vie ponctué par les abus quotidiens. C’était pourtant leur moyen de survie. Ça et la solidarité. L’écriture aussi, pour Hillers. Elles en sont même venues à trouver matière à rire à travers les cruautés, comme un pied de nez au patriarcat, comme une façon de faire changer la peur de camp.
Mince consolation quand on pense au fait qu’elles avaient un peu d’eau à leur disposition, mais pas assez pour se laver après chaque nuit d’étreintes forcées. Il fallait faire avec, traîner l’odeur partout, essayer de penser à autre chose qu’à la saleté des corps. Du point de vue du public, c’est dur de penser à autre chose. Le décor et les projections envahissent la scène de teintes de gris, un gris insurmontable qui tapisse le regard et qui fait paraître les lieux comme un gigantesque bloc de béton crasse dont les quatre femmes seraient de vulgaires morceaux de gravats.
Leur isolation dans ce décor froid nous est rappelée constamment par le fait que les personnages masculins sont absents. On les représente par l’entremise des femmes elles-mêmes. Alors quand vient la fin du récit et qu’on voit entrer Gerd, le mari de Marta, sa présence est presque insupportable. Surtout quand on voit son attitude face à la honte. Il ne peut pas supporter que SA femme se soit fait toucher par un ennemi, qu’elle ait couché dans le même lit qu’un des membres du camp adverse. Laissant de côté toute humanité, il objectifie Marta au point de la renier, comme on jette un meuble sur lequel un chien aurait pissé. Il ne veut pas entendre le mot viol, alors qu’elles l’ont vécu quotidiennement durant des semaines.

Crédit de l’image: Caroline Monast-Landriault
C’est aussi ça, la culture du viol. Vouloir faire comme si c’était pas arrivé, le banaliser, l’ignorer.
Quand les lumières de la salle se rallument et que l’audience applaudit timidement, je peux pas m’empêcher de me poser plein de questions. Pourquoi est-ce que les gens applaudissent si peu ? Est-ce que c’est parce que, comme moi, ce qui vient de se passer les a trop percutés ? Est-ce que ça ne les a juste pas atteints ? Est-ce que tous ces visages connus assis autour de moi, comédiens, comédiennes, metteurs et metteures en scène, critiques et autres, sont au courant qu’il y avait une manifestation contre la culture du viol, ce soir ? Est-ce qu’ils et elles en connaissent la vraie définition ?
J’ose croire que cette pièce, nécessaire, ajoutée aux grands titres des journaux, achèvera les préjugés sur les dénonciations d’agressions sexuelles. Le témoignage de Marta Hillers est un morceau d’histoire pour lequel on ne peut plus rien ; que l’entendre et le constater.
Il faut rompre avec les clichés qui pullulent sur les réseaux sociaux, dans nos conversations, dans les rues. Il faut répondre quand quelqu’un fait une blague sexiste ou une joke de viol. Il faut faire résonner nos pas. Il faut prendre d’assaut les espaces d’écriture comme les espaces publics. Il faut faire circuler les paroles. Surtout, il ne faut jamais arrêter de croire.
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Je vous laisse avec un extrait du poème Iame uenepeshish, de Natasha Kanapé Fontaine, tiré du Cahier de création des Sibyllines qui est accessible en ligne ici :
Vous qui m’entendez
Comptez jusqu’à huit
Avec ma langue
(Pace que j’en ai encore une)
Avec moi
Je vous en prierais
(Si je savais encore encore
Si je savais encore prier)
Peik
Nish
Nisht
Neu
Patetat
Kutuasht
Nishuasht
Nishuaush
…
On vous aura appris à compter
En innu-aïmun
En comptant avec nous
Nos disparitions.
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La pièce Une femme à Berlin avait lieu du 25 octobre au 19 novembre 2016 à Espace Go.
[1] Martine Delvaux, « Les filles des ruines et de la crasse », dans Le peuple des femmes – Une femme à Berlin Cahier de création, 2016, p. 31.
Article par Caroline Monast-Landriault.