PARTIE I: L’HORREUR
Par Sylvie Vartian
Trente ans séparent la parution de la Bible de l’horreur de Stephen King, It, et la populaire série Stranger Things[1], créée par les jumeaux Matt et Ross Duffer, diffusée par Netflix depuis l’été 2016. Amateurs des films de Steven Spielberg, de Tim Burton et de John Carpenter, les frères Duffer s’affirment volontiers comme de grands lecteurs de King particulièrement marqués par la lecture de It, qu’ils désiraient adapter au grand écran en lieu et place d’Andrés Muschietti (réalisateur à qui a été confiée l’adaptation cinématographique du roman en 2017). D’ailleurs, c’est suite au revers qu’ils ont vécu auprès de la compagnie Warner Brothers au moment du rejet de leur proposition pour l’adaptation de It que les frères Duffer se sont consacrés à leur tout nouveau projet destiné au petit écran : la série ST, qui est rapidement devenue l’une des productions les plus populaires sur Netflix.
Dès les premières minutes de la série, tout amateur de King reconnaitra l’influence qu’a exercé l’imaginaire de l’écrivain sur les aventures de Will Byers, de ses amis et de son entourage. Ainsi se trace une filiation entre ST et le roman fétiche de King: en plus de la reprise dans le générique de la police de caractères du concepteur Richard Greenberg utilisée sur les couvertures des romans de King, la série est émaillée de références culturelles aux années 1980 (années de publication du roman de King). On remarque aisément que la série et le roman s’appuient sur des structures narratives similaires: les deux intrigues suivent les aventures d’un groupe de garçons de douze ans complété par la présence d’une fille marginale. Ceux-ci se déplacent à vélo et subissent de l’intimidation ou de la violence domestique tout en combattant un monstre dévoreur d’humains tapi dans un vaste espace sous-terrain aux formes organiques.
Cette première partie de notre étude s’intéressera à la manière dont les œuvres des frères Duffer et de Stephen King évoquent une représentation de l’horreur offrant bon nombre de traits de ressemblance, si nombreux qu’on ne saurait les répertorier de manière exhaustive[2]. Il s’agira ici de sélectionner certains traits communs aux deux œuvres, tant dans l’expérience de l’horreur réaliste que surnaturelle. Les deux récits mettent en scène le quotidien de familles ordinaires, alliant l’horreur surnaturelle au quotidien familier ―une stratégie narrative utilisée principalement par Stephen King et reprise par les créateurs de ST, offrant ainsi une sorte de réécriture kingienne tout en intégrant des éléments nouveaux et différents. Est-ce que les similarités entre les récits ne sont que le fruit d’une filiation naturelle entre It et ST, sur le plan de l’exploration des codes de l’horreur, mais aussi des personnages, de l’intrigue et du thème de la famille ? Est-ce que le travail de réécriture effectué par les frères Duffer exemplifie un phénomène contemporain généralisé qu’on pourrait qualifier de réécriture nostalgique de l’horreur ?
L’horreur surnaturelle: irruption et interstices
C’est dans le cadre familier de l’école, des jeux de Donjons et Dragons entre amis et de l’espace domestique que se manifeste l’irruption du surnaturel et de l’horreur. En marge de notre monde et de ses soucis quotidiens se produit la rencontre avec l’horreur. La représentation de l’horreur surnaturelle qui incarne le paroxysme de l’épouvante fonctionne le plus souvent, par l’effet d’un glissement, d’une déchirure dans le réel ―avec le symbole spatial du seuil, qui renvoie à celui de l’interstice, mais aussi la bouche d’égout qui marque le passage de notre univers à celui du monstre qui est, par définition, un espace inconnu, reculé et marginal. Ainsi, au cours de la scène de la fête chez Steve (ST: ép. 2, s. 1), l’écoulement du sang de la blessure de Barb dans l’eau ouvre une brèche et la banale piscine où les adolescents se baignaient plus tôt devient le lieu du basculement et de la dévoration. Ce dérapage dans le surnaturel et l’horreur[3] s’effectue donc, comme le signale Denis Mellier, à travers un glissement du connu vers l’inconnu, soit de notre monde vers celui du monstre:
L’intérieur et l’extérieur, sur lesquels se construit une lecture dualiste […] sont niés dès lors que [le personnage] peut traverser des portes. L’interstice suggère un monde fantastique où cette opposition cesse d’être pertinente. […] Ce que décrit alors l’oxymore fantastique, ce n’est ni un espace ou l’autre […], mais l’action même qui rend caduc le maintien de ces catégories: passed through. À travers (through) les catégories et les écrans, voilà ce qu’inscrit finalement ici le terme tiers du fantastique. (Mellier, 1999: 374-375)
Dans les saisons 1 et 2, le chemin qui mène du quotidien au surnaturel prend une dimension spatiale en faisant apparaitre, même brièvement, un espace interstitiel duquel surgit le monstre: dans la première saison de ST, sous l’effet de la terreur, Eleven ouvre involontairement le portail entre notre monde et l’«Upside Down», une déchirure dans le mur du laboratoire, permettant par la suite la création d’autres ouvertures (chez Will, dans la forêt, à l’école) que le Demogorgon franchira pour se nourrir de chair et de sang.
Ce n’est qu’en sortant de notre monde que les personnages atteignent l’ailleurs, l’antre des monstres, qui se situe au-delà des frontières de notre quotidien, comme le souligne si justement Noel Carroll: «monsters are native to places outside of and/or unknown to the human world. Or, the creatures come from marginal, hidden, or abandoned sites: graveyards, abandoned towers and castles, sewers, or old houses —that is, they belong to environs outside of and unknown to ordinary social intercourse» (Carroll, 1990: 35-36). Et même si, dans It, aucun des personnages n’intervient dans la création d’une brèche, la tanière du monstre se situe dans des lieux abandonnés, dont certains «seuils» sont mentionnés, tous en lien avec le monde des égouts: la bouche d’égout où disparait Georgie, le canal où s’écoulent les eaux usées, le lavabo de Beverly, le «goulot» du bain de la maison de Neibolt Street où disparait It après une de ses confrontations avec les «Losers» (IT: 833). Ainsi, dans le cas de la confrontation au monstre, c’est par l’espace tiers celui de l’entredeux, le seuil entre le réel et le surnaturel― de la bouche d’égout ou du portail, agissant comme une sorte de déchirure, que se fait l’irruption dans le quotidien d’un surnaturel caché et labyrinthique.
Chez King, la maison de Neibolt Street apparait dès lors comme l’espace liminaire par excellence, un lieu de passage utilisé par It pour pénétrer dans notre monde: «This house was a special place, one of the places in Derry, one of the many, perhaps, from which It was able to find Its way into the overworld» (IT: 823). Ici, «ce qui terrifie les protagonistes, c’est moins la nature monstrueuse de l’objet qui se présente brutalement à eux que la porosité soudaine d’une frontière censée les protéger d’un réel rejeté dans un cadre fictif» (Christol, 2008: 83). D’ailleurs, comme le souligne Catherine Côté dans son étude portant sur «L’horreur de Neibolt Street»:
Si la maison hantée est un lieu de résidence pour les différents «monstres» kingiens, pour les autres personnages, elle est plutôt un lieu de transition, un entredeux qui mène ailleurs. Les lieux de transition (dits «liminaires») sont des endroits où les êtres se dépouillent de leur identité, ce qui les prépare à en revêtir une nouvelle. La liminalité, découlant de ces lieux, devient un état de suspension entre un état passé et un état futur. (Côté, 2018)
Il convient ici de mentionner que dans Pouvoirs de l’horreur: essai sur l’abjection, Julia Kristeva a également intégré la notion d’impureté en faisant référence à Mary Douglas (De la souillure: essai sur les notions de pollution et de tabou). En effet, Douglas associe explicitement la marge à l’impur puisque «la souillure est un élément relatif à la limite, à la marge, etc.» (Kristeva, 1983: 81). L’espace même de l’antre du monstre prend donc un aspect viscéral, qui laisse paraitre une organicité qui ne devrait pas être visible, participant ainsi à l’effet d’horreur. Lauric Guillaud et Bernard Hamel parlent même «d’expérience endoscopique, d’exploration d’un “antre-ventre” où l’on visite l’espace de dedans, le labyrinthe viscéral. Entrailles, boyaux, veines, alvéoles: mêmes mots pour le corps et le décor, le micro et le macrocosme» (Guillaud et Hamel, 2008: 342). Notons que dans la saison 3 de ST, c’est bien par absorption dans les entrailles mêmes du monstre que disparaissent les victimes, que la souillure annihile. Dans It, il s’agit des boyaux sous la ville qui rappellent ceux d’un abdomen alors que ST met plutôt en scène une dimension parallèle dont l’entrée s’ouvre comme la déchirure d’une plaie et dont l’intérieur est recouvert de tentacules vivants et de glaires gluantes. On voit donc que l’antre des monstres relève du «body horror», que Hurley définit comme suit:
A hybrid genre that recombines the narrative and cinematic contentions of the science fiction, horror, and suspense film in order to stage a spectacle of the human body defamiliarized, rendered other. Body horror seeks to inspire revulsion ―and in its own way pleasure― through representations of quasi-human figures whose effect/affect is produced by their abjection, their ambiguation, their impossible embodiment of multiple, incompatible forms (Hurley, 1995: 203).
Ainsi, autant dans le deuxième volet de ST que dans It, les monstres habitent des lieux souterrains (les couloirs tentaculaires explorés par Hopper et les enfants ou les égouts sous la ville) qui évoquent ce qui est rejeté, refoulé, les déchets cachés ou ignorés[4]. Les topoï de la salle de bain et de la toilette sont d’ailleurs fortement imprégnés de cette dimension du caché, du refoulé, qui s’associe au sale et au dégoutant:
[T]he bathroom is a kind of threshold, symbolically. When we flush or rinse or otherwise send something down the pipes, we banish that material to a kind of unimaginable netherworld. The invisibility of that netherworld is precisely that which defines our concept of hygiene, the habitability of our homes. But when something lurks down there and threatens to come back up the pipes –that is true horror (Livingstone, 2017).
Enfin, à l’instar de Livingstone, on pourrait penser qu’en ayant la conscience du danger et le courage de l’affronter (contrairement aux adultes qui demeurent dans le déni), les enfants posent un acte symbolique sur le plan social et familial:
Children are the powerless recipients of generation trauma, the violence and perversion which haunt any human settlement, but which are denied and therefore left unaddressed. When the gang of Losers plumb the depths of the sewers to redeem the lost kids of their generation, they enter into a dimension of waste and shit and trauma and violence (Livingstone, 2017).
Par leur ressemblance avec des intestins, les égouts et les souterrains renvoient à une autre dimension de l’horreur et de l’abjection, soit la souillure et l’impureté que l’on retrouve, justement, dans les espaces interstitiels. C’est tout particulièrement le cas pour la maison de Neibolt Street, dont les murs, les meubles et les objets sont souillés et pourris. Pour la décrire, King emploie une grande quantité de termes associés à ce lexique : «a dirty yellow smell» (IT: 820), «sick disgust» (IT: 821), «the stinking rotted house» (IT: 823), «scummy», «dirty» (IT: 824), «smoggy», «decaying» (IT: 825). La maison est décrite comme étant contenue dans une enveloppe empoisonnée (IT: 818), elle est envahie de rats (IT: 821) et un des matelas des chambres à coucher est décrit ainsi : «the mattress began to bulge in and out […] It suddenly ripped straight down the middle. A black sticky fluid began to spill out, staining the mattress and then running over the floor» (IT: 826). La maison de Neibolt Street rappelle d’ailleurs la Dutch Hill Mansion du Tome III de La Tour Sombre (King, 1991), notamment parce qu’on y trouve le même papier peint figurant d’étranges elfes verts, un lieu maléfique et putréfié qui pourrait avoir inspiré le phénomène qui se produit chez Joyce lorsque le Demogorgon déforme et perce la paroi du mur en cherchant à pénétrer dans notre monde[5]. La dimension spatiale de l’intrusion de l’horreur dans le quotidien s’impose désormais comme principale modalité d’exploration de tous les traits de l’horrible: l’impureté de ces lieux interstitiels et/ou abandonnés se retrouve aussi dans d’autres passages de It, faisant référence cette fois à certains lieux hantés célèbres de la littérature fantastique, par exemple lorsque la «Community House» de Derry fait écho à «Hill House», la maison hantée imaginée par Shirley Jackson: «[N]arrow, tall, Victorian, brooded in blackness. Bill thought. And whatever walked in Community House, walked alone» (IT: 863).
Ces lieux de l’entredeux, entre l’ici et l’ailleurs, le réel et le surnaturel, se caractérisent par un rapport intime et inextricable entre impureté et interstice. Comme le souligne Carroll, les entités interstitielles traversent les frontières fondamentales entre les catégories qui régissent notre conception du monde et nous rassurent. Il ajoute aussi que les lieux propres à l’horreur se voient souvent envahis de matières interstitielles, comme des fluides corporels qui ont échappé à leur enveloppe de chair, devenant ainsi impurs, sales, abjects — au sens où l’entend Kristeva — et objets de dégout. Ceci correspond exactement à l’atmosphère qui règne dans le «Upside Down» dans les saisons 1 et 2: dans ST, tout est sale, sombre et pourri. Il y flotte des particules qui ressemblent à de gigantesques pellicules, où tous les objets semblent couverts de sang ou d’excréments et sont parcourus de tentacules ressemblant à des intestins, ce qui rappelle l’atmosphère des égouts dans It, où flottent aussi des cadavres d’animaux morts et décomposés (IT: 967). Carroll évoque ainsi cette manifestation de l’horreur biologique ou du «body horror»:
Feces, […] as they figure ambiguously in terms of categorical oppositions such as me/not me, inside/outside, and living/dead, serve as ready candidates for abhorrence as impure, as do spittle, blood, tears, sweat, hair clippings, vomit, nail clippings, pieces of flesh, and so on. […] I initially speculate that an object or being is impure if it is categorically interstitial, categorically contradictory, incomplete, or formless. (Carroll, 1990: 31-32)
Dans certains cas, l’intensité du dégout du personnage caractérise davantage la réaction des protagonistes (ce qui joue sur le troisième registre de l’horreur, selon King, soit le dégout, après la terreur et l’horreur). D’ailleurs, Stan Uris, épris d’ordre et de propreté, se caractérise par ses réactions épidermiques à la crasse et à la décomposition ambiante, frôlant la démence (IT: 825-826) avant de se ressaisir grâce à l’intervention de Bill, puis par son suicide lorsqu’il apprend le retour de l’entité.
L’horreur surnaturelle comme transgression de la frontière intérieure/extérieure
En se rapprochant des personnages et de leur espace interne et corporel, on constate que l’horreur s’installe aussi à ce niveau lorsqu’il y a transgression ou abolition de la frontière séparant l’intérieur du corps à l’extérieur. La forme la plus graphique de l’horreur culmine dans la rupture de la frontière intérieure/extérieure comme manifestation de l’abjection (Kristeva, 1983: 12). Carroll propose d’ailleurs une description des monstres qui correspond parfaitement à celle qui est faite du Demogorgon, des Demodogs et du Mindflayer dans ST, et de l’entité monstrueuse décrite à la fin de It:
They are putrid or moldering things, or they hail from oozing places, or they are made of dead or rotting flesh, or chemical waste, or are associated with vermin, disease, or crawling things. They are not only quite dangerous but they also make one’s skin creep. (Carroll, 1990: 33)
Tout d’abord, on retrouve des traits de ressemblance entre les formes prises par deux des monstres, dans les deux œuvres. Le gigantesque Shadowmonster à plusieurs pattes fait penser à la forme d’araignée géante et poilue au ventre gonflé que prend It vers la fin du roman (IT: 1004-1005), vision qui fera dire à Ben: «No wonder Stan committed suicide! Oh God, I wish I had!» (IT: 1004). Ben frôlera la démence alors qu’il écrase les œufs de la créature et ses petits qui s’en échappent, un à un:
He looked down at the first of the thin-shelled eggs, at the black mantalike shadow inside […] this was too much. […] Summoning all of his courage […] Ben brought one […] boot down on the first egg. It broke with a sodden squelch as some stinking placenta ran out around his boot. Then a spider the size of a rat was scrabbling weakly across the floor […] and Ben could hear it in his head, its high mewling cries like the sound of a handsaw […] He felt the spider’s body crunch and splatter under the heel of his boot. […] He vomited. […] He went to the next egg and repeated the process in the last of the dying light. (IT: 1033)
Bien qu’ils soient moins répugnants (et possiblement sympathiques, comme Dart, pour peu qu’on les habitue à manger des barres de chocolat), la survie des Demodogs de ST dépend aussi (mais plus directement) de leur contact avec le Shadowmonster[6]. On peut aussi constater que certains monstres se distinguent, dans plusieurs cas, par le fait que l’intérieur de leur corps est visible de l’extérieur: dans ST, la morphologie du Demogorgon ne présente pas de visage comme tel (ce qui rappelle la tête de l’homme-pâle dans Le labyrinthe de Pan), toute sa tête n’est qu’une gigantesque gueule qui s’ouvre en fleur, parsemée de dents et enduite de mucus (ST: ép. 5, s. 1). Notons que la métamorphose de Dart, passant de l’état de têtard à celui de créature à quatre pattes, se fait quand ses pattes percent les côtés de son abdomen, répandant encore une sorte de substance gélatineuse et sanglante (ST: ép. 4, s. 2). Enfin, le monstre prend sa dimension répugnante la plus considérable dans la saison 3, quand il se forme à partir de rats qui explosent (ST: ép. 1 et 2, saison 3), puis quand il absorbe les corps de Mme Driscoll et des autres «Flayed», dont Tom et Bruce (ST: ép. 4 et 5). Le monstre reste donc doté d’une capacité de métamorphose, mais il devient beaucoup plus menaçant dans la saison 3, en raison de trois facteurs: d’abord, il nait et évolue dans notre monde, soit dans l’usine abandonnée qui ne fait pas partie du Upside Down. De plus, il dissout ses victimes en les aspirant dans son magma interne et il peut se reformer à tout moment, même s’il a été déchiqueté…
Par ailleurs, dans It, le phénomène se produit de manière plutôt différente: Ben peut voir que la peau de momie est fendue, mais sèche (IT: 205), alors que la manifestation de la lèpre créée pour effrayer Eddie est décrite comme suit:
Nothing could be so eaten up and remain alive. The skin of his forehead was split open. White bone, coated with a membrane of yellow mucusy stuff, peered through. The nose was a bridge of raw gristle above two red flaring channels. […] The leper’s lower lip sagged like liver. It had no upper lip at all; its teeth poked out in a sneering ring (IT: 299).
Parallèlement, l’épisode du sang qui jaillit de l’évier de Beverly évoque aussi cette abolition de la frontière intérieure/extérieure. Il convient de souligner que c’est bien chez la seule fille du groupe que jaillit le geyser de sang, ce qui est significatif: le sang, matière secrétée par le corps, dont la fuite menace la survie, évoque aussi le sang menstruel qui est, selon Kristeva, un «objet polluant», une «abomination» au même titre que des excréments (Kristeva, 1983: 86 et 119). Le sang apparait sous forme de gouttes isolées, puis sous celle d’un geyser : «suddenly a bright red bubble backed up the drain and popped, spraying beads of blood on the distained porcelain. […] A gout of blood suddenly belched from the drain, splattering the sink and the mirror and the wall-paper» (IT: 378). Dans les deux œuvres, apparaissent également de nombreux cadavres, à différents degrés de décomposition, qui correspondent à l’abject par excellence: «Corps pourrissant, sans vie, devenu tout entier déjection, élément trouble entre l’animé et l’inorganique, grouillement de transition […] le cadavre est la pollution fondamentale» (Kristeva, 1983: 127). Dans ST, les cadavres apparaissent de plus en plus nombreux au fil des épisodes, alors que dans It, les exemples les plus frappants sont ceux de Greta (IT: 532-533), de Belch (IT: 912), de Patrick Hocksetter (IT: 971), et particulièrement celle du petit frère de Bill:
One sleeve dangled limp and useless […] his one remaining arm rose toward Bill, the white hand at the end of it hooked into a claw. The nails were dirty and grasping. […] Bill could smell George rotting. It was a cellar-smell, squirmy [.] George’s teeth gnashed together […] Yellow pus began to leak from his eyes and dribble down his face. (IT: 995)
Frontières de la dévoration et de la pénétration par le monstre
La terreur engendrée par le monstre anthropophage menaçant d’ingurgiter le protagoniste (It et le Demogorgon) et par les violences corporelles multiples subies par les personnages renvoie également à la phobie de la dévoration chez l’enfant (peur d’être ingurgité, absorbé violemment par une entité autre que soi-même, peur de voir son corps réduit à l’état de chose comestible). De fait, Camille Petitdan explique la nature de cette phobie en précisant que «d’une manière très symbolique, la dévoration d’un enfant serait alors l’inversion monstrueuse de la mise au monde et dans le même temps le degré suprême de l’horreur» (Petitdan, 2015: 8). Force est de constater que cette phobie associée au tabou du cannibalisme est fondamentale chez la plupart des enfants. Selon Petitdan, qui analyse ce phénomène à la lumière des travaux de Bruno Bettelheim (La psychanalyse des contes de fées) sur «l’agressivité orale» présente dans les contes, cette phobie «est étroitement liée à la période de stade oral (décrite par Freud) chez l’enfant» (Petitdan, 2015: 8). Pour Petitdan, toujours, «l’angoisse de la dévoration est intrinsèque à l’enfant, car il craint d’être dévoré comme lui-même dévore» et serait «le nœud de la psychose enfantine», comme en témoignent la présence de figures anthropophages comme l’ogre, la sorcière ou le loup (Petitdan, 2015: 8).
En effet, le Demogorgon et les Demodogs se nourrissent de chair humaine (saison 1 et 2), alors que le Mindflayer les absorbe (saison 3). Il en va de même, dans une certaine mesure, pour It. Très rapidement et presque instinctivement, les enfants s’en rendent compte, ce qui contribue à la terreur que le monstre leur inspire.
Un des personnages les plus lucides dans le roman de King, le jeune Mike Hanlon, s’interroge sur la nature et les motivations du monstre, par le raisonnement suivant:
What does It really eat […]? I know that some of the children have been partially eaten – they show bite-marks at least – but perhaps it is we who drive It to do that. Certainly we have all been taught since earliest childhood that what the monster does when it catches you in the deep wood is eat you. That is perhaps the worst thing we can conceive. (IT: 855).
Dans It, on retrouve de nombreuses occurrences de cette phobie de la dévoration: les épisodes relatant la phobie de Mike, l’oiseau géant (IT: 267), celle d’Eddie Corcoran avec la « Creature from the Black Lagoon » (IT: 253), la rencontre de Beverly avec la fille de Pennywise, qui évoque la sorcière cannibale du conte Hansel et Gretel (IT: 545) et l’hallucination des piranhas (IT: 650). Cela rejoint ce que Carroll décrit comme tendance de l’horreur actuelle: «the person is so often literally reduced to mere meat; indeed, the “person-as-meat” could serve as the label for this tendency» (Carroll, 1990: 211-212).
Mais ce n’est que dans ST qu’on retrouve le mouvement inverse, c’est-à-dire la pénétration du corps de la victime par le monstre, comme lorsqu’une limace sort de la bouche de Barb (ST: ép. 7, s. 1), et que, plus tard, la bouche de Will sera pénétrée par un tentacule (ST : ép. 8, s. 1), dont les traces demeurent quand il crache une sangsue dans un évier. De façon encore plus explicite, la pénétration du corps de Will par le Shadowmonster se fait à travers ses orifices, parties spécialement vulnérables permettant la communication entre l’interne et l’externe (yeux, oreilles, bouche, nez), et il dira « I felt it. Everywhere. I still feel it » (ST: ép. 4 et 5, s. 2). Comme le souligne Douglas, « any structure of ideas is vulnerable at its margins. We should expect the orifices of the body to symbolise its especially vulnerable points » (Douglas, 1966: 122). D’ailleurs, lorsque les personnages se retrouvent dans les couloirs tentaculaires creusés par le Shadowmonster, ils prennent la précaution de mettre des lunettes de ski ou des masques de plongée et des foulards sur leur visage pour se protéger le nez et la bouche (ST: ép. 5 et 9, s. 2). Quant à Billy, dans la saison 3, sa peau présente des nervures noires, comme s’il avait été empoisonné par le Mindflayer.
Alors que les approches externes des monstres menacent l’intérieur du corps des protagonistes, le mouvement inverse, soit de l’interne vers l’externe s’observe aussi quand le monstre est expulsé du corps des personnages. C’est en effet de l’intérieur du corps de Will, de sa bouche, que jaillira un geyser d’ombre qui le libère de l’emprise du Shadowmonster (ST : ép. 9, s. 2). Ce mouvement d’expulsion de substances internes nous renvoie encore au concept de l’abject tel que décrit par Kristeva: «Ce qui sort du corps, de ses pores et de ses orifices, marque l’infinitude du corps propre et suscite l’abjection» (Kristeva, 1983: 126-127). Dans ST, ce sont bien ces moments qui sont les plus abjects et les plus choquants, tant pour le spectateur que pour les personnages présents, comme en témoignent les réactions de révulsion et de panique de Jonathan au moment où le monstre informe franchit les lèvres de la bouche de son frère pour se perdre dans l’infini du ciel. On peut espérer que cette purge permettra ultérieurement à Will de survivre à ce qu’il décrivait à sa mère comme une quasi-expérience de viol total de son être.
Conclusion
Au final, il semble évident que dans ST, les enfants (et certains adultes) sont exposés à des expériences relevant de l’horreur quotidienne (deuil, violence domestique, intimidation) avant de subir des épisodes relevant de l’horreur surnaturelle, ce qui constitue un clin d’œil nostalgique à une esthétique résolument kingienne visant à amalgamer horreur quotidienne et horreur surnaturelle, comme dans It. Dans les deux œuvres, l’horreur semble surtout surgir des espaces interstitiels, franchissant des seuils autant externes qu’internes. L’irruption de l’horreur surnaturelle dans l’univers des personnages se fait à travers des espaces liminaires entre divers espaces (ici/ailleurs et interne/externe, notamment avec les motifs des cadavres et du «body horror»), explorant les tropes de l’impur et de la souillure, de la dévoration et de la pénétration corporelle par le monstrueux. Le mode d’exploration du «body horror» dans ST n’est pas sans rappeler celle de films iconiques des années 1980, comme The Thing, The Exorcist ou Jaws. Et alors que ST se fait résolument nostalgique en multipliant les clins d’œil à l’âge d’or de l’horreur des années 1980, le roman It, écrit dans les années 1980, émaille son texte de références à l’horreur des années 1950 (I was a Teenage Werewolf ou Creature from the Black Lagoon).
Il peut toutefois sembler répétitif ou dépassé de créer une série qui imite en tous points les caractéristiques de nombreuses œuvres dont les codes se sont figés dans les années 1980. Et pourtant, le succès évident de la série Netflix témoigne d’un désir généralisé de faire retour à ces schémas narratifs (qui se manifestent dans la reprise presque telle quelle des codes de l’horreur kingiens), aux thématiques du surnaturel dans la quotidienneté et aux représentations de l’abject et du «body horror». Plus encore, cette hypothèse est renforcée par les adaptations cinématographiques récentes de It. La reprise serait-elle la manifestation d’une consommation de ces aspects au second degré, au sens où nous aimons lire ou visionner ces œuvres parce qu’elles nous renvoient au passé «idyllique» des années 1980 ? Ou s’agirait-il d’une blessure collective ouverte à cette époque que nous tentons de panser tant bien que mal, à coups de reprises et de représentations ? Or, n’est-il pas possible de voir dans le traumatisme découlant de l’irruption de l’abject dans le quotidien des personnages un facteur permettant le passage d’un état à un autre ? À travers l’écriture et les représentations, le trauma, à l’instar de la nostalgie, se manifeste par l’influence du passé sur un moment présent. Bien que les traumatismes vécus par les personnages de ST et par les «Losers» soient de nature équivalente, l’impact de ce trauma se présente de manière presque diamétralement opposée, quand les uns peinent à vivre au quotidien avec leurs souvenirs alors que les autres voient leur mémoire s’effacer et leurs cicatrices disparaitre, à deux reprises. Et que dire de la nostalgie, très présente au plan extradiégétique, mais absente dans la diégèse de ST, phénomène complètement inversé dans It ? Au-delà de la représentation de l’horreur surnaturelle, ne peut-on voir d’autres liens de filiation plus profonds entre les deux œuvres ?
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KRISTEVA, Julia (1983 [1980]) Pouvoirs de l’horreur, Paris: Éditions du Seuil, coll. «Points».
LÉGER, François (2017) «Les réalisateurs de ″Stranger Things″ nous expliquent leur amour pour Stephen King», Première, http://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Les-realisateurs-de-Stranger-Things-nous-expliquent-leur-amour-pour-Stephen-King
LIVINGSTONE, Josephine (2017) «Stephen King’s It is a Call for Solidarity Among the Traumatized», New Republic, https://newrepublic.com/article/144778/stephen-kings-call-solidarity-among-traumatized
MELLIER, Denis (1999) L’écriture de l’excès. Fiction fantastique et poétique de la terreur, Paris: Honoré Champion Éditeurs.
PETITDAN, Camille (2015), «L’ogresse, un personnage ambivalent dans la littérature de jeunesse, entre amour et destruction, une figure de la dévoration», Villeneuve d’Ascq: ESPE.
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[1] Afin de ne pas alourdir le texte, les références à la série Stranger Things utiliseront l’abréviation «ST».
[2] En plus des clins d’œil de ST à It dans l’usage du lance-pierre et dans le triangle amoureux (Dustin-Maxine-Lucas et Ben-Beverly-Bill), les symboles forts de l’union sont utilisés dans les deux œuvres. Par exemple, il y a le cercle autour d’une table dans ST (ST: ép. 8-9, s. 2), qui est aussi présent dans It, dans le cercle formé pour le mystérieux rituel de Chüd (IT: 861), mais aussi celui des enfants qui deviennent frères et sœurs de sang lorsqu’ils promettent de revenir si It se manifeste à nouveau. De plus, on retrouve le même câlin collectif entre les enfants de ST (ST: ép. 6, s. 1) et ceux de It (IT: 803).
[3] Il convient ici de noter que la vision de Ben (les cadavres dans la rivière) est aussi traumatisante que les expériences vécues dans les égouts, même si l’espace décrit est différent. En tant que symbole récurrent de la mort, notamment dans la mythologie antique, l’eau constitue peut-être le «seuil» franchi où s’opère le «glissement» dans l’horreur.
[4] Dans It, cet aspect caché s’accompagne du déni des adultes, qui est particulièrement bien représenté par un refus de voir le danger et les meurtres des enfants (en prétendant qu’il s’agit de fugues), refus qui est métaphorisé par leur incapacité à voir le sang (comme dans l’épisode du geyser de sang dans la salle de bain de Beverly [IT: 378-380].
[5] Dans Terres perdues (Tome III de la saga de La tour sombre), ce passage est décrit comme suit: «Le mur du fond était en train de se gonfler […]. La surface de plâtre saillait comme le ventre d’une femme enceinte. […] (le plâtre) semblait être devenu malléable, à mesure que le mur continuait d’enfler […] Soudain, Jake s’aperçut qu’il avait sous les yeux un immense visage mouvant qui émergeait du mur. Comme celui d’un homme masqué par un drap mouillé. […] Une main de plâtre s’extirpa du mur, trainant derrière elle un bracelet de fils électriques pourris. […] Il y eut un grincement visqueux lorsque la créature commença à ramper. […] La chose qui était sortie des boiseries du Manoir poussa un beuglement, et bien qu’il n’ait pu distinguer ses paroles, Jake savait ce qu’elle lui disait: elle lui disait d’arrêter, elle lui disait qu’il était inutile de fuir, elle lui disait qu’il n’y avait aucune issue» (Terres perdues: 249-250).
[6] Notons que ces deux représentations similaires d’un monstre venu d’ailleurs, suscitant une véritable horreur cosmique, se reproduisant sur terre en déversant sur notre monde d’innombrables créatures, dont l’aspect immonde dépasse l’imaginaire humain constituent un clin d’œil aux monstres géants et cyclopéens imaginés par H. P. Lovecraft.