CRU 2.0 n’est pas un spectacle de théâtre. CRU 2.0 n’est pas une oeuvre scénique qu’on se plaît à regarder: il s’agit plutôt d’une expérience immersive non reproductible que nous, «spectateurs» – si l’on peut nous nommer ainsi – , façonnons en grande partie. Tout retour sur cette œuvre nous confronte donc à notre propre subjectivité, car il n’y a ni trame narrative conventionnelle, ni intrigue, ni fable; du moins, pas dans l’ensemble. Il faut le vivre et en tirer son propre récit.
Le sous-sol de l’Abreuvoir, transformé en «boîte à fantasmes», s’ouvre devant moi. D’abord fouillé et palpé de la tête aux chevilles par les fortes mains du bouncer, je descends dans le bar, où l’on m’invite, après m’avoir averti du caractère potentiellement sexuel des rencontres que j’allais faire, à oser, à regarder et à toucher. Assis à une table VIP pour (probablement) la dernière fois de ma vie, un employé – qui n’en est peut-être pas un – m’informe que ma place VIP me donne droit à un shooter gratuit. Après les mains dures à l’entrée et la vodka, les contacts deviennent soudain ceux d’une soirée «normale» dans un bar qui incite à la promiscuité: inconnus qui viennent te parler, invitations, alcool, mains baladeuses qui caressent le dos ou les épaules… Bien honnêtement, en tant qu’homme en couple et étant un individu peu enclin à aller me shaker le bassin dans un endroit rempli d’inconnus en petites tenues, j’étais, à vrai dire, peu enthousiaste à l’idée de me faire proposer quoi que ce soit.
Le discours tenu par les créateurs du spectacle est bien ambivalent. D’un côté, ils appuient très fortement, au début et au cours de l’expérience, l’idée que nous sommes totalement libres de refuser les propositions qui sont offertes. La possibilité de dire «non» est toujours là: ils nous font, en plus, signer une feuille dès le départ qui nous prévient de la nature de ce que les interprètes – ou les spectateurs décidant de profiter de ce jeu à leur avantage – peuvent nous offrir. Côté informationnel, ils ne nous cachent rien: nous savons directement dans quelle direction ça s’en va. Ils tentent autant que possible de souligner l’importance du consentement, afin que les «spectateurs» se sentent libres de refuser. En fait, il serait plus judicieux de parler de «cobayes» pour désigner les gens qui participent à l’œuvre, car ce qui est mis en scène, c’est davantage leurs propres limites en tant que «participants». Le spectacle entretient, à ce niveau, un double discours: selon lui, les gens doivent se sentir libre de refuser les offres, mais on nous dit à maintes reprises que refuser toutes les offres n’est pas une réception viable du spectacle, car il faut les accepter pour pouvoir «réellement» profiter de l’expérience. Le consentement, s’il est éclairé, n’est donc pas libre: il y a un prix à payer et le spectacle encourage une seule véritable réception, soit celle du participant qui accepte. Observer? Si la possibilité d’être un simple observateur est là, elle est reçue très pauvrement par le spectacle: en fait, l’observateur est condamné à passer deux heures… dans un bar avec un prix d’entrée de plus de vingt dollars. À quelques reprises, de courtes scènes se déroulent pour qu’on les observe – si nous sommes assez chanceux pour être au bon endroit au bon moment: une femme se chicane avec son chum; un discours clamé par un homme travesti; des gens qui bougent au ralenti… Mais ces scènes sont trop peu nombreuses et trop courtes pour qu’elles en vaillent la peine, pouvant être manquées si l’on ne fait qu’aller aux toilettes au mauvais moment. Non, l’essentiel du spectacle se déroule dans l’espace proposé par les interprètes, et ceux qui refusent feraient aussi bien de ne pas venir. Affirmer que le spectacle demande le consentement est techniquement vrai, mais on nous incite constamment à dire oui : il y a bel et bien une pression exercée par les interprètes, qui sont, quant à eux, «protégés» par une fiction, par leur «autre» identité le temps d’un spectacle: les spectateurs, eux, n’ont pas cette seconde identité qui les protège. Si cette dynamique s’installait entre deux individus, on ne pourrait pas parler de consentement libre.
On ne peut également pas passer sous silence l’inégalité entre les personnages masculins et féminins: les 17 hommes ont des rôles très variés et occupent les places les plus importantes: des danseurs, des figures inquiétantes – je pense ici à Puppy et au Luchador – , prenant la parole et constituant le centre de la proposition. À l’inverse, les femmes sont reléguées à des rôles plus secondaires qui peuvent être totalement ignorés tant leur apport à l’ambiance générale est faible. À l’exception de la propriétaire de la boîte, elles sont principalement des « clientes » et, si elles proposent elles aussi des «situations de jeu», elles tendent à disparaître. Pour un spectacle se rattachant au mouvement queer – sans en être ni porte-parole, ni critique, ni juge – , il est étonnant de constater que les corps (et les talents) biologiquement féminins ne sont pas mis de l’avant davantage.
Ce que le spectacle exploite le mieux est définitivement son espace: le sous-sol de l’Abreuvoir est utilisé entièrement et l’expérience vous poursuit jusqu’aux toilettes, où des enregistrements sont entendus, des numéros de téléphones donnés… Ce soir-là, j’eus l’impression que l’expérience m’accompagnait toujours dans le métro, où chaque autre voyageur m’apparaissait comme un comédien, dans la rue, où une pluie coupable commença à s’abattre sur moi, prolongeant la fiction jusqu’à ma porte.
CRU 2.0 était présenté à l’Abreuvoir du 9 au 27 mai 2017.
Article par Pierre-Olivier Gaumond.