Sorti peu avant l’Halloween 2020, le recueil Cruelles, publié chez Tête première sous la direction de Fanie Demeule et de Krystel Bertrand, possède la volonté de proposer un regard neuf et terrifiant sur la cruauté en donnant le rôle de tortionnaire à des personnages féminins dans une collection de nouvelles.
Dans leurs deux préfaces, Fanie Demeule et Krystel Bertrand reviennent sur les codes sociaux à déconstruire à l’égard du féminin à partir de témoignages puissants où l’expérience singulière rejoint l’universel. De fait, la cruauté est encore un comportement traditionnellement associé au masculin et les premiers exemples fictifs qui viennent en tête sont généralement ceux de personnages masculins (1), surtout pour ce qui est de la monstration de la violence : le Joker, Norman Bates dans le film Psycho (1960), Alex du roman et du film A Clockwork Orange (1962, 1971), Hannibal Lecter dans le livre et son adaptation cinématographique The Silence of the Lambs (1988, 1991), etc.
En ce sens, le projet des éditrices de proposer une pluralité de regards évite l’écueil qui consisterait à ne représenter qu’une seule forme de cruauté féminine. Les différents styles des auteur·trice·s s’enchainent sans heurt, chacun s’intégrant à son récit qui s’inscrit dans des genres variés comme l’horreur, le suspense, le polar, etc. On note que la première autrice, Marie-Pier Lafontaine, qui a déjà publié la troublante autofiction Chienne (2019), ouvre avec brio le recueil en semblant constituer une vengeance s’articulant contre toute la violence présente dans son premier livre. La dernière plume, celle d’un vétéran de l’horreur au Québec, Patrick Senécal, demeure efficace et amusante malgré la tension latente.
Chaque histoire forme un piège se refermant sur ses personnages, ce qui inclut parfois même la protagoniste. À cet égard, toutes les nouvelles ont seulement en commun de présenter la force impitoyable et l’ingéniosité d’un personnage féminin que la narration rend de plus en plus troublant. L’espace des récits offre maints huis clos, scène qui déploie le spectacle d’une tension provoquant l’inconfort. Les personnages que développent les auteur·trice·s sont réussis dans la mesure où leur cruauté emprisonne également le·la lecteur·trice, qui doit continuellement choisir entre laisser croître son angoisse ou y mettre un terme en prenant une pause dans sa lecture. Cette dernière parvient pourtant à rester essentiellement ludique grâce à la précision des styles, à la tension narrative indéniable et à l’absence de longueurs que permet le format court.
Les personnages féminins de Cruelles trouvent leur hargne dans ce qui les entoure directement : la mère représentant tour à tour le don de soi, la pureté et l’aveuglement ; le père symbolisant le patriarcat, la construction sociale du féminin, son entourage refusant de la prendre au sérieux, etc. À travers la narration, le·la lecteur·trice comprend que ce sont chaque fois les injustices subies par les femmes qui engendrent leur cruauté. On peut cependant regretter cette explication d’une vengeance qui s’oppose à une cruauté pure et autrement terrifiante parce qu’on ne peut jamais la comprendre et qu’elle défie toute raison qu’incarnent des personnages masculins comme Anton Chigurh dans le roman et son adaptation des frères Coen No Country for Old Men (2005, 2007). Toutefois, c’est tout à fait cohérent avec l’ère du temps de proposer des personnages qui affichent certaines récriminations derrière leurs violences. En outre, le monde dans lequel nous vivons occasionne bien davantage d’injustices à l’égard des femmes et leur donne ainsi de nombreuses raisons d’exprimer une cruauté dérangeante. Lorsque ces raisons surviennent chez leur contrepartie masculine, elles constituent davantage des événements inattendus ou se lient généralement à d’autres injustices systématiques (la classe sociale, le racisme, la santé mentale, etc.), proposant un tableau assombri de la réalité.
La force de ce recueil réside dans cette volonté de mieux balancer les représentations culturelles de la cruauté en prouvant que celle-ci n’est nullement le propre du masculin et offre une excellente sélection de dix courts récits. La plupart d’entre eux ont été écrits par de nouvelles plumes qui se complètent bien et qui tiennent efficacement en haleine le·la lecteur·trice, qui redoute, pour chaque récit, la fatale issue que le titre de l’ouvrage annonce. Finalement, ce serait presque cruel de la part des éditrices de ne pas récidiver dans leur fructueuse collaboration et de ne pas publier un nouveau recueil sur une autre caractéristique que l’on peine traditionnellement à associer aux femmes.
(1) Il existe bien sûr des exemples, dans la culture populaire, de cruauté chez les personnages féminins. Par exemple, chez Disney, tant les personnages de The Evil Queen dans Snow White and the Seven Dwarfs (1937) que de Cruella de Vil dans The Hundred and One Dalmatians (1956) incarnent une cruauté associée à leur beauté et à leur image. Deux autres personnages féminins – Nurse Ratched dans One Flew Over the Cuckoo’s Nest (1962, 1975) et Annie Wilkes du roman et son adaptation Misery (1987, 1990) – ont recours à une violence tout aussi brutale, mais principalement psychologique.(retour au texte)
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Fanie Demeule et de Krystel Bertrand, Cruelles, Montréal, Tête première, 2020, 186 p.
Avec les nouvelles des auteur·trice·s suivant.es : Raphëlle B. Adam, Marie-Jeanne Bérard, Camille Deslauriers, Hélène Laforest, Marie-Pier Lafontaine, François Lévesque, Anya Nousri, Lysandre Saint-jean, Patrick Senécal, Olivier Sylvestre.
Article écrit par André-Philippe Lapointe.