En général, le théâtre dansé agit sur moi comme un repoussoir. Je le fuis, sans grand mérite, à la suite de mauvaises expériences répétées impliquant nudité, têtes d’animaux, branlettes, défécations et cris primaux. C’est malheureux, mais la patience a fini par s’user, trop longtemps exposée à ces inepties, devenue craintive, ayant fini par relâcher la curiosité qui doit l’accompagner. Il arrive cependant que le courage refasse surface en moi, faisant ressurgir l’éternel moteur du pourquoi pas. Alors on plonge dans le vide, de nouveau ouvert, du moins dans une certaine mesure, puisque l’on ne peut plus se défaire de ces indécrottables préjugés une fois qu’on les a contractés. Et quelquefois, le sursaut de bonne volonté (ou de mauvaise conscience, c’est selon) est récompensé. On se dit alors que ces fulgurances valent amplement toutes les supercheries qu’on a dû se frapper pour les découvrir. Au nombre de ces fulgurances, je voudrais ajouter cette fabuleuse mise en scène de Menka Nagrani, celle d’une pièce qui vit dans l’ombre des Feluettes et des Muses orphelines, de la splendidement nommée Le Chemin des passes dangereuses de Michel Marc Bouchard.
Mettons tout de suite une chose au clair, ami lecteur, cette relecture d’une pièce datant de 1998 n’est en rien ce que l’on serait en droit de craindre d’elle, c’est-à-dire ce que l’on appelle un trip de mise en scène. Vous savez, tous ces classiques, ces Molière, ces Shakespeare, prétendument revisités à l’aune de la modernité, à grand renfort de médias sociaux, d’unijambistes, de galvaudeurs de prose, de concepts en forme de moule que l’on voudrait bien apposer sur des textes avec lesquels ils ne présentent que des liens si ténus qu’il faudrait une loupe pour les entrevoir. Voici ce que cette production n’est pas, rendons-en grâce au seigneur de la scène. Il s’agit pourtant d’intégrer la gigue et la danse percussive à un texte déjà très fort, poétique et cohérent. Que viendraient donc apporter la gigue et la turlutte à une aussi belle pièce? Maintenant, il vous faut le voir pour le croire. Cela ne vous satisfait pas? La critique serait pourtant un exercice bien moins périlleux s’il arrivait au spectateur de voir de ses propres yeux ce dont on s’échine à lui parler si longtemps. Mais enfin, puisque vous insistez…
Toute la réussite du travail de Menka Nagrani réside dans cette retenue qu’elle a su avoir en intégrant son dada au texte original. Ainsi, chaque scène chorégraphiée appuie parfaitement ce qui était déjà là. Les rythmes créés par la podorythmie enflammée des comédiens-danseurs donnent un allant au texte, lui imprime une forme d’urgence, de voie que l’on ne peut quitter même en sachant dès le départ où elle mènera. Le destin est inéluctable, ne reste qu’à se repaitre des tours et détours. Et quels détours!
Je vous explique. Selon une intrigue familiale des plus classiques au sein de la dramaturgie québécoise, trois frères que tout oppose vont se retrouver pour le mariage de l’un d’entre eux. À la suite d’un accident de la route, le huis clos se déploie, plaçant la fratrie en face de son passé éludé, servant sa part d’ombre à chacun, comme on sert son brocoli au récalcitrant. Classique sur le fond, donc, mais profondément original dans le ton, dans la singularité du regard porté sur le monde et dans l’acuité avec laquelle sont traités les rapports humains, bref la sublime plume de Bouchard.
Chant, danse et jeu rythment ainsi parfaitement la progression de ce petit bijou dramatique. Arnaud Gloutnez, Dominic St-Laurent et Félix Monette-Dubeau forment un mémorable trio, confondants d’adresse, faisant entendre de belles voix et jouant presque toujours avec la même justesse et la même intensité. De son côté, Anne-Sara Gendron (aux éclairages) et Claudie Gagnon (à la scénographie) élaborent ensemble un plateau rappelant les limbes, avec ce qu’il faut d’éthéré, d’épuré et d’infini. De toute beauté, tout en ne prenant jamais le pas sur le texte. En espérant, chers amis, que j’aurai ici utilisé une quantité suffisante de superlatifs pour que vous développiez l’envie irrépressible de vous téléporter, sur le champ, dans la grande salle du Prospero.
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Le Chemin des passes dangereuses de Michel Marc Bouchard, présentée du 5 au 28 février 2015 au Théâtre Prospero, une mise en scène de Menka Nagrani.