Bruno Dufort le dit lui-même : il doit encore faire ses preuves. De Rage est son premier spectacle professionnel à proprement parler. Au sortir d’un stage de mise en scène à l’École Nationale, il présente Apocalypse Me à Zone HoMa. Fort de son inexpérience et de son enthousiasme, le jeune créateur s’est fait remarquer par le directeur de La Chapelle qui lui a offert une création libre de toutes contraintes. À son image, De Rage embaume l’amateurisme et la naïveté joyeuse, ce qui n’enlève rien à sa qualité. Les jeunes concepteurs de De Rage ne se limitent pas à des distinctions de genre ou de discipline.
On passe alternativement du théâtre à la danse, de la déclamation au chant, de la musique digitale aux sons très organiques d’un micro en contact avec différentes surfaces. La conceptrice sonore Mykalle Bielinski, elle aussi tout juste de sortie de l’UQAM, impressionne par la diversité de ses interventions et la délicatesse de son travail. Là où beaucoup se seraient contenté de blaster de la musique rock et rythmée, elle lie les tableaux de De Rage avec des poèmes et des compositions qui rappellent la chanson française.
On sent des influences venues de toutes parts. La piscine de ballons au milieu de la scène n’est pas sans rappeler la scénographie d’Hubert Colas pour Face au mur en 2008 (en reprise à l’Usine C en janvier). Le ballon est un symbole fort de l’enfance. Rempli d’hélium, il inspire la liberté : c’est ainsi que l’a utilisé Banksy sur le mur de Jérusalem pour représenter la prison qu’est devenue la Palestine. Toutefois, dans De Rage, les ballons sont posés sur le sol : ils ne volent plus. On croirait à un jeu d’enfant abandonné là pour une activité momentanément plus séduisante. Ceux-ci ressemblent à des idées, des rêves à portée de main que tous peuvent ramasser pour peu qu’ils s’en donnent la peine. On revient à l’image du bonheur dans Ignorance du Old Trout Puppet Workshop. Plusieurs tableaux de De Rage nous ramènent à cet émerveillement tout enfantin devant le mouvement et les couleurs. Que l’on se jette dans une mer de ballon à même le sol ou que l’on pousse celle-ci à s’envoler d’un grand coup de parachute, c’est l’enfant en nous qui pousse une exclamation de surprise.
De Rage n’est toutefois pas une ode à l’enfance, loin de là. Certains spectateurs ont déjà parlé de la rage de vivre, mais je préfère parler de la légitimation de ce sentiment. Plusieurs tableaux montrent quelque chose de la naissance de la rage, passant par la colère, le désespoir, l’injustice. On s’intéresse à la transformation du corps à travers la rage : la déformation du visage, de la voix, du regard, la crispation des mains, le courbement de la posture générale. La recherche corporelle au centre du projet a définitivement quelque chose de grotowskien. La rage est aussi mise en parallèle avec d’autres phénomènes, tels que la vieillesse, la plastification/modélisation du corps, montrant qu’elle n’est pas la plus horrible ni la plus ignorée des transformations du corps. Car rappelons-le, de nos jours, que fait-on de la rage si ce n’est l’ignorer en la reléguant au plus profond de nous-mêmes à force de boxe, de yoga chaud ou de méditation?
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De Rage – Burn de Bruno Dufort était présenté au Théâtre La Chapelle du 29 octobre au 2 novembre 2013. M.E.S. Bruno Dufort.
Article par Corinne Pulgar. Bachelière en art dramatique, parfois régisseur, metteur en scène et conseillère dramaturgique. Aussi végétarienne, humaniste, addict de la parrhésie et numéricienne lettrée.