Dérives est un solo ensorcelant qui porte bien son nom, incarné par la créatrice Lucie Grégoire. La danseuse donne vie à l’espace vide de la scène, ses mouvements embrassant la musique de la violoncelliste Hildur Guðnadóttir. Quelque part entre intime et politique, les dérives se font écho.
Dérives évoque la navigation difficile d’un individu dans les méandres de sa propre conscience, mais aussi au dehors d’elle-même, là où tout brûle et souffre. L’artiste, seule sur scène, active son corps comme portée par la marée. Telle une algue, la danseuse garde les pieds plantés au sol tout en déplaçant les bras à la manière de vagues qui vont et viennent. Les mouvements coulent, liquides, sur son corps flottant. Elle glisse les mains par terre, comme on tracerait des formes dans le sable.
Le calme limpide de l’ouverture fait place à l’imprévisibilité de la mer coincée dans une tempête. Le corps de la danseuse s’anime de tremblement, ses yeux s’écarquillent soudain et son visage affiche la surprise. L’interprète semble se battre contre quelque chose que la salle ne parvient pas à discerner : la fuite semble impossible.
Dans la pièce, l’artiste incarne plusieurs visages. Elle se déplace tantôt sur la pointe des pieds, tantôt lourdement, au ras le sol, à la manière d’un soldat ou à petits pas rapides. À elle seule, Lucie Grégoire incarne un état de présence plein : elle habite l’espace comme un terrain de jeu ou un lieu de remise en question. Elle offre la grâce d’une femme plurielle qui tremble sur la scène, sans jamais faillir à la remplir. Elle concentre son espace pour le rendre lourd, dense, chargé.
L’inconstance du rythme, la présence de cette femme aux nombreux visages et la gravité du violoncelle d’Hildur Guðnadóttir, donnent à ressentir une folie aussi éprouvante que légitime. Tantôt rapidement enchaîné, le tableau qui s’égoutte sous les yeux des spectateur·ice·s, devient plus tard lent et contemplatif. Les lignes créées par les mouvements planants de Lucie Grégoire sont autant de lignes de fuite pour l’œil qui tente de rester concentré.
Cette femme, seule et vêtue de blanc, avalée par le noir de la scène, donne à voir une société en ruines, un présent affecté qui tend à détruire ceux et celles qui l’expérimentent. Je vois en la performance de Lucie Grégoire une grande lucidité et une grande sensibilité quant à la douleur du monde, à celles des inégalités sociales et à celui d’un système politique voué à l’échec. La douleur ne cesse de naître au creux du ventre, là où toute vérité vient toujours respirer. Je vois la combinaison dangereuse de la conscience et d’un profond amour pour l’humanité. Être lucide dans le désespoir du monde, sa perte et sa vie incontestables, est aussi bien une malédiction qu’une bénédiction, dans tout ce que ça a de magnifique et de bouleversant. Dans 4.48 Psychose de Sarah Kane, la femme sujet dit souffrir autant parce qu’elle comprend si bien ce qui cloche partout autour d’elle. Si l’intelligence permet de mieux saisir la souffrance des autres ainsi que les enjeux qui la déclenchent, elle permet aussi de trouver la splendeur monumentale du monde dans ses plus simples expressions. Il s’agit, selon moi, d’une raison suffisante de se battre. La lucidité permet l’action et active le changement.
Lucie Grégoire propose aux spectateur·ice·s un objet et un discours artistique profondément beaux dans la laideur grâce à une vulnérabilité et à une vérité seulement possible dans l’abandon. L’artiste s’offre au public toute entier : elle donne à voir ses propres plaies pour mieux y rattacher l’universalité des blessures humaines.
Tout s’enfonce, mais par chance, il restera encore nos dérives qui, si on choisit de se battre contre le courant, seront belles et bouleversantes à défaut d’être tranquilles et reposantes.
Autrice : Mathilde Côté
Crédits
Chorégraphie et interprétation Lucie Grégoire
Musique Hildur Gudnadottir
Conseiller à la dramaturgie et montage sonore Paulo Castro-Lopes
Répétitrice Dodik Gédouin
Éclairages Alain Lortie
Son Nicolas Borycki
Direction technique, Régie son et Direction de production Judith Allen
Costumes Marilène Bastien
Communications Laurie Perron
images Lucie Grégoire, Dérives, Agora de la danse