Du 20 février et au 21 mars, Maude Bernier Chabot exposait Festin au Centre des arts actuels Skol. Pour cette exposition, les médiums de la sculpture et de la photographie servaient l’exploration par l’artiste de la frontière entre le naturel et l’artificiel, faisant vivre au visiteur une expérience esthétique qui mélange malaise et curiosité.

Maude Bernier Chabot vit et travaille à Montréal depuis 2005. Diplômée de l’Université du Québec à Montréal (baccalauréat en arts visuels et médiatiques) et de l’Université Concordia (maîtrise en sculpture), elle est notamment lauréate du Prix Diagonale (2009), lequel récompense les étudiants dont le travail en lien avec la fibre s’est démarqué. Sa pratique est orientée vers une réflexion autour de la frontière difficilement discernable entre la vie courante et l’art. En donnant la vedette aux ignorés du quotidien, Bernier Chabot trouve une façon d’inclure la vie dans l’art, une démarche rappelant les recherches esthétiques de certaines avant-gardes historiques. Pour l’exposition Festin, les sculptures Canapé et Hors d’œuvre occupent une première salle, alors que dans la seconde est présentée la série photographique Excédences.
La première salle – un espace d’exposition très minimaliste qui s’offre au visiteur façon «white cube» – s’ouvre sur deux citrouilles de compétition. Ce qui intrigue d’abord le regardeur, outre les dimensions titanesques de chacun de ces légumes, est la mise en situation instaurée par l’artiste. En effet, des panneaux de bois utilisés pour la cargaison sont appuyés sur les murs, donnant une impression de chantier, ou même d’atelier. Aussi, des palettes de bois sont placées sous les citrouilles, en guise de socles peut-être, un transfert d’un trait traditionnel pour un ensemble respirant la contemporanéité. Nous voilà donc plongés dans un genre de mise en scène, une installation qui nous fait même imaginer que ces deux courges s’apprêtent à être chargées pour être transportées quelque part, toujours sur le qui-vive d’un hypothétique départ…

Hors d’œuvre se présente sous la forme d’une sculpture dévorée. La citrouille – qui n’est en fait que le moulage en mousse d’un vrai légume cultivé au Québec qui a été lauréat d’un concours – expose sur toute sa surface ce qui ressemble à des marques de poinçon. L’ensemble est teinté d’une couleur verdâtre délavée qui tire vers l’ocre par endroit, donnant l’illusion que la citrouille est pourrissante. De plus, l’utilisation par l’artiste du procédé de moulage révèle à la vue les traces d’ongles et les empreintes de doigts laissées sur la peau par ceux qui l’ont tâtée et évaluée, des éléments qui en accentuent encore davantage l’aspect détérioré. Ces détails révélateurs qui sans le moulage seraient restés cachés sont d’ailleurs ce qui fait dire à Tammer El-Sheikh – chercheur invité de l’Université Concordia et auteur d’un texte commandé par Skol pour l’exposition – que «Bernier [Chabot] attire notre attention sur des frontières fines ayant pourtant une portée sociale majeure: celles qui séparent les soins de l’agression, la curiosité de la possession.»
L’effet de ces diverses interventions sur ce qui paraît être une vraie citrouille donne au regardeur un sentiment de dégoût intimement lié au malaise. Une impression certainement due à la présence de différentes couches «mangées» de manière inégale, créant l’apparence imparfaite des bouchées d’un repas. C’est ainsi que le titre, Hors d’œuvre, prend le sens d’un habile jeu de mot, lequel n’est certes pas étranger à la répugnance éprouvée par le visiteur… Car, par définition, le mot «hors-d’œuvre» renvoie habituellement à un plaisir culinaire, léger, visant à mettre les convives en appétit – peut-être même en vu de préparer leurs papilles à un festin?
Mais ce jeu de mot à partir du titre peut être vu autrement. Prenons d’abord le mot «œuvre», qui indique bel et bien l’objet en question puisqu’il s’agit là d’une œuvre d’art. Maintenant, lorsqu’on considère le mot «hors» et qu’on l’y ajoute, le titre correspondrait à la démarche de l’artiste cherchant à pousser son œuvre à l’extérieur des normes esthétiques, des standards de l’objet d’art, voire «hors» du champ de l’art… De ce point de vue, ce serait un geste ironique portant sur la façon dont l’étrangeté des matériaux qu’elle utilise situe son œuvre dans la sphère du quotidien.
En ce qui concerne Canapé (la seconde citrouille faite à partir du même moulage que la première), Bernier Chabot a installé un système de pompe à l’intérieur même de sa structure de façon à créer de très légères inspirations et expirations, presque imperceptibles. L’impression du visiteur est que le légume respire et la seule chose qui trahit l’illusion est le bruit qu’émet la machine. Cela pourrait représenter un léger bémol, dans le sens où l’aspect naturel, voire un peu fantastique en est complètement gommé. Néanmoins, il est tout à fait vraisemblable de conclure que ce «manque de finesse» sert à induire un caractère artificiel à l’œuvre. Très facile donc, de faire le lien avec ce que l’artiste a confié à Tammer El-Sheikh en entrevue à propos des «objets [qui] semblent “soupirer” et “provoquer une réaction d’empathie”».

L’autre salle d’exposition, plus petite et baignée par un éclairage naturel, présente les quatre photographies de la série intitulée Excédences, dans un accrochage minimaliste. En pénétrant dans la salle, un premier cliché fait face au visiteur. Puis, s’y enfonçant un peu plus, il remarque les trois autres. La première image montre une sphère de couleur orange ressemblant à s’y méprendre à une clémentine visqueuse qui donne l’impression de s’être extirpée d’une forme d’«enveloppe» blanchâtre… En observant de plus près, on remarque que des agrafes raccrochent la partie supérieure avec la partie inférieure de la sphère, révélant une fois de plus l’intrusion de l’artificiel dans le presque naturel. Ici, le brouillage des pistes concernant la nature des objets est nettement renforcé par la narrativité instaurée au moyen de la sérialité: de l’une à l’autre des photographies, en effet, on observe l’évolution de cette «enveloppe» composée d’une matière qu’on ne parvient pas à identifier (mousseuse à l’intérieur et lisse à l’extérieur) et la réincorporation du «fruit» dans celle-ci, de sorte qu’à la fin, il ne soit plus perceptible…
Encore une fois, l’ambigüité provoque chez le visiteur un sentiment de malaise que je rapprocherais facilement du concept freudien de «l’inquiétante étrangeté» – notion qui désigne le trouble ressenti par le sujet dans l’expérience d’une rupture avec la rationalité de la vie quotidienne et son aspect rassurant, comme lorsque des objets inanimés semblent prendre vie. Serait-ce en raison de l’effritement des couches ou de l’aspect «recousu» de l’objet de ces photographies? Toujours est-il que le trouble est jeté et que le visiteur repart sans réponse.
L’exposition Festin joue habilement avec les perceptions du visiteur et le déstabilise: l’art de Maude Bernier Chabot manipule l’apparence visuelle des choses connues, soulève des questionnements sur la nature des objets et suscite la curiosité, le malaise et le dégoût… Des sentiments forts, que l’on refoule trop souvent.
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L’exposition Festin de Maude Bernier Chabot était présentée du 20 février jusqu’au 21 mars 2015 au centre des arts actuels Skol à Montréal. Pour en connaître davantage le travail de l’artiste, visitez son blogue.
Article par Manon Andréa Leroy. Étudiante en Histoire de l’art muséologie et diffusion de l’art à l’UQAM. Elle se passionne pour l’art et son histoire.