Dans les longs escaliers du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui menant à la salle Jean-Claude Germain, à mesure que sont gravies les marches, la frénésie augmente. Comme si l’enthousiasme d’accéder à un nouvel univers rendait à vif l’auditoire déjà bouillant. Une femme demande à son conjoint s’il sait à quel genre de pièce ils assisteront.
LUI
C’est l’histoire d’une fille qui n’arrive pas à dormir.
ELLE
Encore…
LUI
Elle réveille son chum, mais le seul moyen de lui calmer l’esprit est de ressasser son passé.
ELLE
(avec une interrogation dans la voix)
Encore?
LUI
C’est ce que j’ai cru comprendre du résumé.
Le couple devant s’adresse au placier alors que deux hommes discutent de la mosaïque d’affiches laminées qui escaladent le mur. Dans la montée, la femme poursuit ses explications et fait savoir à son conjoint qu’il s’agit d’une adaptation théâtrale du roman de Fanie Demeule Déterrer les os. Dans la salle dont la géométrie en surprend plus d’un, les chuchotements se répercutent sur les murs. Tel un miroir, les rangées de sièges se reflètent symétriquement les unes face aux autres. En plein centre, contrastant avec l’obscurité sépulcrale de la salle, un édredon blanc s’étire à l’infini sur la scène longiligne. Délimitant ce qui s’apparente à un lit, pareil à un nœud simple, un rideau est suspendu, faisant face à une superposition de tablettes où trônent mouchoirs et verres d’eau, rappelant l’intimité d’une chambre à coucher. L’air solennel en dépit de leur accoutrement, gravissant les quelques marches, les comédiens entrent en scène la tête haute. Le ton autoritaire employé pour déclamer le texte me fait l’effet d’une morsure. L’interprétation corrosive de Charlotte Aubin et Jérémie Francoeur me happe, me rend inconfortable. Le texte me ronge. Attifée d’une robe de chambre déconstruite, les traits de maquillage fluorescent sous les yeux, la jeune femme aux allures futuristes me rappelle vaguement l’héroïne du Réveil de la Force.
Résonnant à l’intérieur de moi comme un avertissement, l’introduction se réverbère jusque dans mes os. Ce qui se veut une mise à nue, une incursion dans le passé voire le squelette même du personnage me trouble. Le mal qui l’envahit me répugne et fait écho à mon propre passé si bien qu’il me garde en haleine. Au-delà de la scène, le visage des spectateurs revêt toutes sortes de masques. Mon regard traîne d’une expression à l’autre, aux lèvres qui racontent et celles qui se taisent. Les comédiens embrassent le texte à tour de rôle, se l’appropriant à mesure que la pièce se construit sous nos yeux. Parfois je sens le souffle retenu de l’auditoire qui pèse lourd dans le silence. Tantôt de légers rires s’essoufflent sous les confidences. L’abandon auquel j’assiste, l’intimité des paroles prononcées, ce ton qui hausse, ce rythme qui accélère à mesure que les émotions assaillent la comédienne me transpercent et m’éraflent. Complice, je me tords sur mon fauteuil. Elle en veut encore et encore. Pas assez de répéter ce manège, de le faire tourner en boucle sans arrêt, de revenir sur le poids de l’image qu’elle projette et celui de son passé qui n’a de cesse de la hanter.
À travers un huis clos nocturne, la mise en scène très intimiste de Gabrielle Lessard et le minimalisme des décors assure la préséance du texte. Malgré le demi-auditoire en arrière-plan, celui-ci ne monopolise pas l’œil qui se retrouve facilement à travers le décor simpliste et la présence expressive des comédiens. Avec beaucoup d’habileté, Lessard travaille le vide qui, bien camouflé derrière la densité du texte se trouve néanmoins au cœur des peurs de la jeune femme. Suggérant la solitude, le vide entourant le sujet principal ne va pas sans rappeler cette angoisse liée à l’inquiétante étrangeté. Très étiré, le décor rectangulaire accentue l’impression d’instabilité, de fragilité que vient parfois souligner le jeu de lumière tantôt cru, tantôt réconfortant alors que le grand vide surplombant le lit conjugal contribue à renforcer cette idée de fatalité, mettant en relief l’abattement physique de la jeune femme. Laissant soin aux mots de meubler l’espace, Lessard donne une signification plus profonde encore au mal- être. Afin de tendre l’atmosphère, elle utilise le vide entre les deux personnages pour accroître leur antagonisme. Dans le silence, la présence ne pèse ni n’efface l’autre.
Étourdis par toute la force du discours, on en vient qu’à oublier le rideau décoratif, les mouchoirs et les verres d’eau afin de nous concentrer sur les entrailles exposées de la jeune femme. À travers une prestation sentie, l’âme et le talent de Charlotte Aubin se dévoilent pour mettre en scène les vœux épineux du rôle principal qu’elle interprète. On en réclamerait encore, encore et encore. En tant que femme, on s’y reconnaît, on s’y projette. À travers son impuissance à comprendre sa conjointe et ses silences prisonniers, la présence de Jérémie Francoeur nous atteint sans choquer. Malgré ses tendres efforts pour la réconforter, soutenir et consoler, une distance se crée entre eux. Déterrer les os n’apaise ni ne calme la ferveur et l’adaptation théâtrale ne caricature ni n’imite la réalité, elle la dénonce. Décriant le malaise sociologique entourant le poids de l’image, cette pièce équivaut au son du grelot de Saint-Denys Garneau, celui de l’oiseau qui « ne pourra s’en aller qu’après avoir tout mangé[1]».
Déterrer les os était présenté à la salle Jean-Claude Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 17 avril au 9 mai 2018.
[1] MAILHOT, Laurent. NEPVEU, Pierre. La poésie québécoise, Des origines à nos jours, Montréal, TYPO ANTHOLOGIE, 2007, p.185-186. (SAINT-DENYS GARNEAU, Hector. Regards et jeux dans l’espace. Poème Cage d’oiseau)
Article par Jessika Brault.