Une armée de cafards sournoisement s’expose à la lumière des projecteurs, dévore, digère et recrache les os d’un homme dont le seul crime est (peut-être) de vouloir vivre seul, détaché de cette masse grouillante. C’est ainsi que je décrirais succinctement la production mise en scène par Louis-Karl Tremblay de Les amis de Kōbō Abe – auteur japonais dont on ne connaît que très peu l’œuvre, hormis une poignée de mises en scène de ce texte depuis son introduction au Québec par Claude Poissant en 1989 – qui était présenté au Studio-théâtre Alfred-Laliberté du 21 au 24 février dernier.
Par cafards, j’entends cette famille qui frappe à la porte de l’Homme pour tenter de l’intégrer à son groupe, s’appropriant son espace et sa liberté. Incapable de résister à cette invasion, ne trouvant appui nulle part, son existence bascule, emportée par cette marée humaine cliquetante qui le plie insidieusement à ses propres règles. Sa résistance importe peu. Les performances des acteurs sont très convaincantes et variées : l’ambiance sombre et inquiétante, parfois ponctuée de rires francs – je pense ici aux interventions de la Grand-Mère, source première de l’humour du spectacle – demeure constante. Dans le lot se distinguent spécialement Victor Naudet (interprétant l’Homme, seul face à la meute), Ariane Trépanier (la grand-mère au collier cervical qui n’est pas une chatte), Vincent Rochette (l’Aîné kleptomane et le policier) et Virginie Ouellet (la mère dont semble dépendre l’ordre collectif). Le costume de l’Homme (pantalon, chemise blanche), très simple, contraste énormément face aux costumes de la Famille envahissante, qui traverse tout un spectre très varié: d’une tenue de sport bleu électrique au duo sous-vêtements et chandail Coca-cola, en passant par la lingerie féminine noire. On sent déjà dans le costume la séparation radicale entre l’Homme et le groupe.

Les amis. Crédits photo: Patrice Tremblay
Le décor: un petit salon d’appartement au centre de la scène; le plafond ainsi que la face avant de la structure sont vides pour que puissent pénétrer à l’intérieur la lumière (la conception lumière demeure sobre tout au long du spectacle) et le regard du public. Quelques marches permettent l’accès à cet espace restreint. Autour, le plancher noir du studio-théâtre. Le processus est simple: plus l’Homme perd ses pouvoirs sur son univers, plus celui-ci se referme. Cet espace intérieur qu’il habitait d’abord seul est rapidement débordant de gens; les escaliers disparaissent; la maison se met à tourner sur elle-même – oui, littéralement – et l’Homme finit en cage. Passant du statut d’homme à celui de chose, on assiste à sa lente décomposition, absorbé par une communauté à laquelle il ne peut échapper. Son seul désir, l’exclusion, voire la solitude, est nié: vivre seul, quelle abomination! On ressent ici la tension provoquée par l’inscription d’un individu dans un contexte social auquel il n’adhère pas – du moins, pas volontairement – et toute la violence que le système peut exercer sur ceux dont il régit l’existence. Si à l’origine la pièce critiquait le système communiste, elle est ici réinterprétée par la lentille du consumérisme: aujourd’hui, l’idée de «ne pas consommer» apparaît facilement comme douteuse, méfiante, voire impossible. Le non-consommateur, réinvention de l’archétype de l’ermite, devient une figure inquiétante pour un système, qui rapidement la récupère pour ne pas qu’elle agisse en dehors de ses fourrées. On peut bien tenter d’être «hors du système», cette lutte est impossible et vouée à l’échec: l’angoisse de l’enfermement, qui atteint son apogée lorsque nous voyons l’Homme piégé, inconfortable, dans une cage trop petite, nous renvoie bien facilement à notre propre statut d’individu pris dans le frénétique chaos du consumérisme. Après tout, on a beau être en désaccord avec ses tenants et ses aboutissants, bon gré mal gré, nous sommes avalés par ce système.

Les amis. Crédits photo: Patrice Tremblay
Dans une autre critique, j’ai offert une réflexion sur cette distance qui semble souvent se créer dans les productions scolaires entre l’œuvre d’art et l’exercice pédagogique. Parfois, on va voir des spectacles qui ne sont «que» des productions d’école, comme si elles n’étaient pas capables de soutenir un regard qui fasse abstraction du fait que l’équipe est constituée d’étudiants ; comme si le statut étudiant signifiait une quelconque perte de qualité par rapport à ce qu’on présente, puisque les metteurs en scène travaillent avec ce qu’ils ont, comme si la faute reposait sur les épaules des étudiants… Ces discours, beaucoup d’étudiants en théâtre l’auront entendu et dit – je ne mentirai pas que j’ai dit moi aussi parfois qu’un spectacle était bon, pour une production d’école. Or, cette production de Les Amis est pour moi la preuve que oui, on peut produire une œuvre singulière, réfléchie et étonnante dans un contexte académique et que si le contexte académique provoque certaines contraintes lors du processus de création, cela ne fait pas du spectacle une œuvre moindre. Merci à toute l’équipe de Les amis: au metteur en scène, aux concepteurs (scénographes, conseillers dramaturgiques, assistante à la mise en scène, directrice de production) et aux acteurs de nous avoir offert cette œuvre qui, je le dis, valait vachement la peine d’être vue.
Les amis était présenté au Studio-théâtre Alfred-Laliberté de l’UQÀM du 21 au 24 février 2018.