Lorsqu’on entre dans la salle intime du Prospero pour assister à la représentation du Désir de Gobi, on est tout de suite immergé dans un monde à part. Sur les quatre murs entourant les acteurs autant que le public, un regard perçant, qu’on ne peut identifier exactement comme cruel ou bienveillant, nous fixe. Les murs noirs, recouverts de dessins d’enfant et parsemés de mots, suggèrent un univers aussi fantastique qu’étouffant. La lumière, rigoureusement contrôlée et nuancée, permet une incursion dans l’imaginaire d’une jeune fille, entre sa conscience et ses hantises.

D’un jeu à l’autre, entre deux séances de thérapie, se tisse l’histoire de Nine qui, après avoir été un an séquestrée dans une pièce sombre par son père, tente de «guérir» avec l’aide des «Morlock», ces spécialistes de la santé mentale. Elle rend donc régulièrement visite à Morlock 1, qui tente par tous les moyens de l’aider à faire la paix avec l’abandon de sa mère et le «châtiment» de son père. Une histoire qui, sans paraître banale, semble tristement familière, pour avoir été souvent racontée par les médias friands de faits divers.
Alors pourquoi monter cette pièce aujourd’hui? Quel regard nouveau peut-on possiblement poser sur des problématiques aussi délicates et dramatiques? Le Théâtre de l’Ombre Rouge prend le pari du jeu et des fantaisies. Sans traverser cette mince frontière du théâtre pour adolescents, l’équipe de concepteurs et d’interprètes se complètent pour accentuer harmonieusement l’imaginaire extrêmement touffu du personnage principal et sa façon candidement cynique de voir le monde qui l’entoure.
Cette fraicheur vient du texte fin de Suzie Bastien qui commande la simplicité. Le metteur en scène Emanuel Robichaud, diplômé de l’UQAM et qui en est à sa première mise en scène, a très bien su éviter les pièges du réalisme et du mélodrame. Peut-être même trop bien, car les rares moments de drame, quoique bien ficelés et dirigés avec finesse, rompent de façon si abrupte avec le ton fantastique en place jusqu’alors, qu’on a peine à y croire tout de suite. Pourtant, ces maladresses mineures sont largement compensées par la présence éclatante des membres de la distribution.

C’est souvent au moment où un acteur se met à parler que son personnage perd sa crédibilité, sa justesse, sa magie. On arrivait à croire à ce corps en scène, mais la parole, à plusieurs égards, ruine cet instant de grâce. C’est tout le contraire avec le personnage de Nine, brillamment campée par Gabrielle Lessard. Si le travail du corps révèle de manière convaincante cette enfant encore naïve, quoique très intelligente, c’est lorsque sa voix entre en jeu que toute la complexité du personnage, ses cassures et ses blessures, prennent réellement vie. Chaque milimètre de son visage, du regard ostentatoire au public au rictus le plus puéril, semble calculé à la perfection, presque chorégraphié. On prend plaisir à entrer dans son univers et à rencontrer son ami fictif, Colas, interprété avec beaucoup de dynamisme et de subtilité par Jonathan Hardy. Le jeune acteur transporte Nine et, avec elle, le public, par son énergie tonifiante et ses élans surprenants. Vincent Magnat, incarnant le Morlock 1, thérapeute de Nine, ajoute un goût de réalité désemparante, rendant avec beaucoup de doigté tout le malaise de son personnage devant un cas si difficile.
Une touche de fantastique supplémentaire aurait pu être ajoutée par les personnages de Sébastien Perron et Antoine Regaudie (des voix dans la tête de Nine, Scarlett et Noman), qui arrivent et repartent comme des ombres, sans réel travail sur la corporéité, en particulier dans les moments d’écoute. On a peine à croire à ces gardes robustes qui s’accroupissent contre le mur le temps d’un monologue. Leur présence effacée semble floue, comme s’ils ne comprenaient pas réellement ce qu’ils faisaient là. Dommage, car on a envie de se laisser emporter par leur énergie noire et effrayante, autrement plus forte aux moments clés de la pièce.

Le point culminant est marqué par une transformation de l’espace, auparavant magnifiquement découpé et modulé par les lumières de Cédric Delorme-Bouchard. Scarlett et Noman arrachent des morceaux du tapis couleur sable, véritable désert de réalité, laissant de plus en plus de place au monde imaginaire de Nine qui prend alors le dessus. Cette belle idée d’Anne-Frédérique Préaux semble elle aussi drôlement traduite pour le public. On comprend mal cette codification des zones de réalité et de fictif qui se mêlent entre elles un brin trop tôt, entraînant par défaut le personnage du thérapeute derrière sa patiente. L’effet devient du coup presque uniquement esthétique, quand il aurait pu s’avérer beaucoup plus révélateur. Cependant, on attribue vite cette confusion à un univers mental tout aussi confus, celui du personnage principal, et on arrive tout de même à se laisser toucher par cette prise de conscience et cette amorce de paix, sur laquelle Robichaud conclut son oeuvre.
Si ce spectacle est difficile à recevoir, de par la dureté de son propos, il est continuellement soulevé par cette force du fantastique et des jeux, aussi noirs soient-ils. C’est ce qui lui donne toute sa cohérence. Si certains éléments semblent incertains ou contradictoires par moments, c’est sans doute la preuve d’une certaine audace, d’une prise de risque. Il faut saluer le travail précis et frais de toute l’équipe du Théâtre de l’Ombre Rouge qui a eu le courage de se lancer ainsi dans cette expérimentation aussi fantaisiste que sombre. Car ce sont ces contrastes, ces contradictions, cette matière brute et téméraire, qui sont les plus révélateurs de la nature humaine. Un merveilleux premier effort, donc, d’un metteur en scène à surveiller.
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Le Désir de Gobi, texte de Suzie Bastien, est présenté du 17 février au 7 mars à la salle intime du Théâtre Prospero, dans une mise en scène d’Emanuel Robichaud. Une production du Théâtre de l’Ombre Rouge. Avec : Gabrielle Lessard, Jonathan Hardy, Vincent Magnat, Antoine Regaudie et Sébastien Perron. Assistance à la mise en scène : Kristelle Delorme. Conceptions : Cédric Delorme-Bouchard (Éclairages), Anne-Frédérique Préaux (Décors), Amélie Jodoin (Costumes).
Une entrevue a aussi été réalisée avec le metteur en scène, à lire ici.
Article par Geneviève Boileau. Étudiante à la maîtrise en théâtre, Geneviève est d’abord et avant tout une voyageuse. Elle saute de pays en créations, d’océans en bouquins, et de saveurs en rituels. Fondatrice du Théâtre de l’Odyssée, elle en assure aujourd’hui la co-direction artistique. Siégeant sur le conseil d’admistration de l’Association des compagnies de théâtre (ACT) et sur le Comité Avenir du théâtre au Conseil québécois du théâtre (CQT), elle s’indigne régulièrement contre certaines pratiques et façons de faire au sein du milieu théâtral. Aussi, elle adore les Sour Cherry Blasters.