
Crédit photographique: Yuula Benivolski.
La première chose que j’ai lue à propos de multiform(s) avant d’y assister, c’était qu’il s’agissait d’une pièce en hommage au peintre Mark Rothko.
Je dois avouer que je m’attendais à un plongeon beaucoup plus net dans la couleur, un peu à la manière des brouillards d’Ann Veronica Janssens. Mais ici, Amanda Acorn, chorégraphe qui nous est tout droit venue de Toronto, nous présente non pas une réflexion sur la couleur, mais plutôt sur la matière : et si nous arrivions à percevoir le corps autrement que comme un corps ?
Minimaliste dans son approche, la chorégraphe impose seulement deux mouvements à ses cinq danseuses. Le reste est basé sur l’écoute des autres, sur de l’improvisation et de l’ajustement. La seule consigne réside dans la nature du mouvement. Une pulsation, un spasme, un tremblement. Des mouvements de va-et-vient perpétuel qui à première vue semblent inoffensifs, mais qui demandent un effort physique assez grand de la part des interprètes. Une sorte de rituel chorégraphique : chaque danseuse se renferme dans ses mouvements, peu d’interactions auront lieu.
La scène baigne dans un éclairage rose, juste assez sombre pour qu’on puisse se laisser porter par ce qu’on voit, et juste assez clair pour demeurer conscient des autres assis autour de nous. On tombe facilement dans la lune : ce qui nous est donné à voir se déployant dans la répétition, quelques instants de distraction ne nous font pas perdre le fil de la pièce.
Rêvasser et se perdre dans ses pensées. C’est bien là le désir d’Acorn. Dans un contexte où nous sommes toujours surchargés de nouvelles informations, où notre attention est constamment divisée sur plusieurs objets ou plusieurs tâches à la fois, quand nous permettons-nous vraiment de rêvasser ? Surtout alors que la productivité a une valeur primordiale lorsqu’il est temps de justifier la valeur de quelqu’un, ou de juger de ses capacités et de ses qualités. Il me semble y avoir là quelque chose de fort. De fort, mais de subtil, à observer hypnotiquement l’effet des mouvements répétitifs sur notre perception des choses. Pour ma part, c’est pratiquement de l’ordre du soulagement que de prendre une heure à contempler d’aussi petites variations.
Un peu comme lorsque l’on regarde un dégradé de couleurs. Du jaune au rouge par exemple. On prend conscience que la couleur change, que le jaune devient orangé, puis gagne en intensité vers le rouge. Mais sommes-nous réellement capables d’identifier le moment précis lors duquel le jaune devient rouge ?
Parce que les mouvements perpétués par les cinq danseuses sont tous différents, notre regard bouge, cherche à comprendre les petits détails. On balaie la scène du regard comme si fixer un point devenait impossible. Et lorsqu’on revient sur la danseuse qui attirait notre attention au départ, son mouvement n’est plus le même. Transition par transition, elles nous bercent et nous guident vers un état lunatique… jusqu’à ce que la percussionniste nous fasse sursauter avec le coup qu’elle vient de porter sur sa cymbale.
En arrière-plan se font entendre de longs sons diffus empreints de subtilités. Orchestrés par Jonathan Adjemian, ils nous caressent à travers la lenteur des réverbérations. Si ces sons participent à notre engourdissement, ceux créés par Germaine Liu, percussionniste, diffèrent de l’ambiance immersive qui vise à être instaurée. En effet, se déplaçant aux quatre coins de la scène au fur et à mesure de la pièce, elle créera de petits sons avec plusieurs objets : un archet sur une cymbale, un bol de métal rempli d’eau, des petits galets, des clés ou encore des morceaux de bois vides, pour n’en nommer que quelques-uns.
À l’unisson avec les danseuses, et aussi dans l’improvisation, les musiciens viennent distraire notre rêverie.
L’œuvre chorégraphique d’Amanda Acorn est douce. Douce mais rythmée dans la répétition. Et c’est là justement que se joue tout le travail des variations. Aussi subtiles les unes que les autres, on les retrouvera autant dans les mouvements des danseuses que dans les teintes de la lumière rose qui remplit la pièce. Plus ou moins claire selon les moments, plus ou moins rose à d’autres. Percevoir le corps autrement que comme un corps : le sensible ne se retrouverait-il pas à l’endroit où l’on joue avec l’imperceptibilité ?
Car sans qu’il n’y paraisse, ces menus détails ont bien réussi à altérer ma perception, et leurs échos se sont imprégnés sur ma rétine, qui ressentait encore leurs effets quelques instants après la fin de la pièce. Le filtre rose de l’éclairage a su s’imposer à mes yeux, me faisant voir le jaune plus orangé et le vert plus froid.
Le rose, il est doux, il est subtil. Le rose, il est tenace.
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multiform(s) était présenté dans le cadre du Festival TransAmériques les 5, 6 et 7 juin 2016.
Article par Jade Boivin – En plein dans le processus de la maîtrise en histoire de l’art, elle est particulièrement intéressée à tout ce qui tourne autour de la performance, du féminisme et des questions sur le genre. Mais aussi danseuse de contemporain à ses heures, c’est avec beaucoup trop de plaisir qu’elle a commencé plus récemment à fouler les planches de la scène swing montréalaise. Une posture critique est sous-jacente à toutes ses actions, il en va sans dire.