L’édition 2019 du Festival Saint-Ambroise Fringe de Montréal se tenait du 27 mai au 16 juin derniers. La particularité de ce festival interdisciplinaire et bilingue? Les spectacles sont choisis lors d’un tirage au sort: pas de jugement sur leur qualité artistique ou sur leur propos lors de la sélection.
À mon grand bonheur, plusieurs propositions résolument féministes se sont retrouvées dans la programmation cette année. Je suis donc allée faire un tour au festival, cherchant à tâter le pouls de cette prise de parole: comment s’expriment les positions féministes des artistes de la relève lorsqu’elles ne sont pas soumises à des impératifs de contenu ou d’esthétique?
Trois spectacles ont particulièrement retenu mon attention. Tout d’abord, Opéra, reviens-moi (ORM) de la compagnie Opéra Outside the Box présente une relecture féministe et queer de certains airs d’opéra très connus: un homme revêt une robe en chantant « l’Air des bijoux » du Faust de Charles Gounod («S’il me voyait ainsi / Comme une demoiselle / Il me trouverait belle / Elle se pare du collier / Achevons la métamorphose») et deux femmes se font la cour sur le « Duo des Fleurs » du Lakmé de Léo Delibes («Sous le dôme épais où le blanc jasmin / À la rose s’assemble / Ah! Descendons ensemble!»). Ensuite, InVivo (testé sur moi) est un laboratoire de théâtre documentaire de la compagnie Pretium Doloris, où Véronick Raymond nous raconte son expérience de fécondation in vitro empreinte de sexisme. Finalement, Just the worst time of the year for a revolution (JWTYR) du Collectif Erreurs Choisies est un spectacle librement inspiré de la pièce Hamlet-machine de Heiner Müller qui revêt une esthétique tout à fait déjantée. La présentation fait intervenir «l’abject, la bestialité et les prothèses comme autant d’instruments de libération» pour les corps qui se débattent sur scène avec les normes genrées.
Trois spectacles, trois esthétiques, donc, on ne peut plus différentes. Reste que tous trois résistent férocement aux oppressions de genres et de sexualités et mettent de l’avant une pratique théâtrale courageusement féministe.
Le Festival Saint-Ambroise Fringe cherche radicalement à démocratiser l’art, et ce mandat se reflète directement dans les spectacles. Faute d’avoir le budget des grandes productions du TNM, les trois spectacles présentent des scénographies indubitablement inventives : robe de diva en sacs poubelle (ORM), dispositif de diffusion vidéo en direct (JWTYR), ou encore, simples cubes dont les usages sont constamment réinventés (InVivo). Les artistes nous impliquent, entrent aussi directement en dialogue avec le public, que ce soit en lançant des rubans parmi les spectateur.trice.s (JWTYR), en descendant un genre traditionnellement élitiste de son piédestal (ORM) ou, carrément, en nous présentant une création encore ouvertement en cours (InVivo). On se sent privilégié.e.s d’assister à ces explorations où se cachent encore de petites erreurs, des imperfections. L’ouverture vers le public pave la voie à un échange, à un dialogue, ce qui est essentiel lorsqu’on veut bousculer les mentalités.
En même temps, les artistes ainsi exposé.e.s se retrouvent dans un état de vulnérabilité. Celui-ci ne fait que rendre le propos plus fort et fait, à mon sens, partie intégrante d’un processus de création féministe. La fragilité est en effet une forme de résistance quand l’hétéropatriarcat nous bombarde de toutes parts d’impératifs de perfection, et, en ce sens, présenter une création inaboutie me semble un geste courageux qui ouvre la porte à l’acceptation des erreurs et des défauts. Offrir la vulnérabilité en spectacle est aussi un moyen d’amener le privé dans l’espace public et de revendiquer l’importance des émotions dans un monde où on nous apprend que le masculin, la raison, devrait dominer: des combats que mènent les féministes depuis plusieurs décennies.
Cette vulnérabilité est encore renforcée par la place prépondérante de la performativité et des corps dans les différentes pièces. Dans InVivo, Véronick Raymond nous parle de ses propres tentatives (toujours en cours) d’accéder à la maternité avec une authenticité tout à fait vibrante. Le mélange de la forme documentaire et autobiographique nous permet de la voir encore plus fragile parce qu’on la sait, on la sent, vraie. Dans JWTYR et ORM, les corps sont poussés à leurs limites, que ce soit par des prothèses et des performances physiques ou, encore, par une sexualité exacerbée et des costumes plus grands que nature. Les corps ont parfois de la difficulté à suivre les exigences des performeur.euse.s et nous apparaissent alors dans toute leur vulnérabilité. Du même coup, cette exagération nous emmène dans le registre de la parodie.
Car, si les pièces étaient remplies de rage, elles l’étaient aussi de célébration. On joue avec les codes opprimants pour en rire, les rendre ridicules. On fête. C’est décomplexé. C’est du théâtre féministe dans le propos, mais aussi dans la forme. Et c’est franchement rafraîchissant. Il ne reste qu’à espérer que ce type d’initiatives continuera de faire son chemin, jusqu’à prendre pleinement sa place dans les institutions du milieu théâtral.
En attendant, on se donne rendez-vous l’année prochaine pour, on l’espère, de nouvelles créations féministes pleines de vie, de vulnérabilité, de révolte et de résilience. D’ici là, il vous est possible de suivre le travail de ces merveilleux.euses artistes aux voix singulières: Opéra Outside the Box, Collectif Erreurs Choisies et Pretium Doloris.
Article par Audrey Pépin.