Tom et Joy se connaissent – on ne sait trop depuis quand, comment, ou pourquoi. L’un est perdu dans un éternel couloir d’hôtel de Londres; l’autre, nouvellement caissière après une trentaine d’emplois temporaires, tente de faire fonctionner sa caisse enregistreuse devant une meute impatiente d’hommes en veston-cravate affamés de petits sandwichs. Elle appelle Tom: celui-ci a oublié et sa clé et son téléphone et sa mallette dans sa chambre d’hôtel de Los Angeles, qu’il ne parvient à localiser tellement elles se ressemblent toutes… Où est-il à Tokyo? Ou ailleurs? Dans cet univers de multiplication du Même et de l’identique, pourront-ils se retrouver? Les deux êtres font face, à leur manière, à l’accélération du développement technologique et à l’atomisation des rapports humains.
Electronic City est une pièce de l’auteur et metteur en scène allemand Falk Richter datant de 2002, revisitée ici par le metteur en scène Éric Jean et les cohortes de finissants d’études théâtrales, de scénographie et de jeu de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM du 7 au 10 mars 2018. D’entrée de jeu, le spectacle annonce sa forte teneur métathéâtrale: Éric Jean et une membre de l’équipe de conception (une des deux dramaturges ou la conseillère artistique, selon la représentation) discutent, à la manière d’une entrevue télévisée, du contenu de ce que nous nous apprêtons à voir. De cette discussion nous retenons principalement le ton plutôt moqueur que prend ces propos qui se veulent hautement intellectuels, mais dissimulant une profonde vacuité. On sent bien ici une critique de l’intellectualisme et du milieu universitaire qui, curieusement, n’apparaît pas réellement dans le reste du spectacle: d’un point de vue général, on vient à se demander quelle fonction ce préambule occupe. Bien sûr, cela met la table pour les futures interventions du metteur en scène dans le spectacle – interventions qui se comptent sur les doigts de la main et qui consistent toutes à nous rappeler que nous sommes au théâtre, dans un exercice de distanciation classique qui nous renvoie évidemment au théâtre brechtien.
Tom et Joy sont interprétés par l’ensemble des interprètes: devenant des entités chorales, on ressent à nouveau cet effet de démultiplication des identités très contemporain, où chaque individu devient le siège d’une multitude d’êtres, pris dans une logique croissante de production – matérielle, certes, mais aussi personnelle. Les rouages du néolibéralisme ont fracturé ces personnages en multiples morceaux qui sont structurellement semblables, les hommes étant vêtus du traditionnel veston-cravate des fonctionnaires et les femmes d’un veston rose par-dessus une camisole, les bas montés jusqu’au genou. Or, chaque comédien se détache du choeur auquel il appartient par un détail du costume: une cravate d’une couleur différente mais d’une teinte semblable chez un Tom; une camisole plus pâle pour cette Joy; l’absence du «name tag de caissière», etc. Dans le jeu des comédiens se retrouve aussi cette différenciation, du moins dans le choeur féminin, où chacune des interprètes apportait une couleur particulière à cette Joy, nous permettant de voir clairement les contours de la Joy-réalisatrice, de la Joy-caissière, etc. Chez les hommes, le tout est beaucoup plus flou, les acteurs ne laissant individuellement pas d’impression individuelle allant au-delà de l’effet de masse.
Dans ce spectacle d’un peu plus d’une heure, toutefois, on débute très lentement avec de longues séquences chorales au rythme plutôt monotone. Le travail de synchronisation a clairement été massif lors du processus, mais à de multiples moments le texte devient incompréhensible, surtout dans la première partie du spectacle. Les images du texte de Falk Richter ne surgissent pas, noyées dans l’articulation presque synchronisée des comédiens. C’est dans ce «presque» que le public perd le travail stylistique de la partition textuelle, ne parvenant qu’à comprendre les informations véhiculées par la parole, sans plus. S’agira-t-il de cette même atmosphère tout au long du spectacle?
Heureusement, quelques références à la culture populaire viennent débalancer le rythme – qui s’attendait à ce qu’on parle ici de Star Trek? – et on se retrouve avec un objet bien plus complexe qu’il n’y paraissait. Les personnages – ou est-ce les comédiens? – viennent chanter, donnant l’impression d’un karaoké de fin de soirée; les interprètes changent de rôle, passant de Joy/Tom à des comédiens interprétant Joy/Tom, faisant aussi office de techniciens de scène, puis de musiciens. Le format du spectacle devient flou, l’un parlant d’une émission, l’autre d’un show… L’objet théâtral que nous étions venus voir se déforme – à notre plus grand plaisir. La confusion identitaire dépasse les personnages et s’empare de l’oeuvre… Où sommes-nous, que regardons-nous? L’humour nous fait du bien, mais les questionnements politiques et existentiels de l’oeuvre ne font pas mouche. Les chocs de l’Electronic City ratent leur cible: il me faut mentionner également que la critique proposée par Falk Richter date de 2002; si elle est encore actuelle, elle aurait tout de même mérité d’être réarticulée, car il est difficile d’aborder le sujet sans tomber dans des énoncés très généraux sur le fait que les développements technologiques font en sorte que nous sommes moins connectés entre nous ou que les structures capitalistes oppressent les individus. Évidemment, il ne s’agit pas d’une faute de monter un texte qui présente un tel questionnement; il est même très important que l’art attaque de front ces problèmes générés par nos structures socio-économiques et ne fasse pas qu’en faire le constat. L’impression qui demeure après le spectacle est justement que la réflexion s’est arrêté à ce constat et qu’elle ne se soit pas aventurée plus loin (ou plutôt, qu’elle ait été accaparée par le travail formel). Autrement dit, si le spectacle n’a pas proposé quoi que ce soit de nouveau au niveau des idées, il a quand même su être un moment théâtral formellement assez riche qui n’a rien à envier de plusieurs spectacles montés par des équipes de professionnels. La question qui reste est la suivante: «Une œuvre théâtrale produite dans une université devrait-elle nécessairement comprendre une réflexion critique affûtée ou peut-elle sacrifier la pensée au profit de la forme?» Ma réponse, utopique peut-être, serait qu’il faudrait constamment que la pensée et la forme évoluent de pair, et ce, spécialement dans une université.
Electronic city était présenté au Studio d’essai Claude-Gauvreau de l’UQÀM du 7 au 10 mars 2018.
Article par Pierre-Olivier Gaumond.