Ryan Bommarito et Devon Hardy dans «Forbidden touch» (photo courtoisie de Mathieu Murphy-Perron)
En bordure du Canal-de-Lachine, le parc Madeleine-Parent. Un café, une piste cyclable. Une foule, socialement distante, masquée, s’assemble. Au menu, «Forbidden touch/Toucher interdit», une pièce de onze minutes qui raconte une première date Tinder au temps de la Covid-19. Écrite et mise en scène par Mathieu Murphy-Perron, directeur artistique chez Tableau D’Hôte Theatre, «Forbidden touch/Toucher interdit» est le troisième épisode d’une série de neuf courtes pièces produites et jouées à même le quartier de Pointe-Saint-Charles. Intitulée En pointe, la série entièrement bilingue (exception faite du troisième épisode, seul à être présenté exclusivement en anglais) et composée sous le mode de l’anthologie, suis les premiers pas des habitant·es du quartier, alors qu’ils et elles amorcent le processus de déconfinement. Qu’est-ce qui se trouve à l’extérieur des murs? De quelles transformations seront-ils et elles témoins? Et, surtout, comment retrouver le contact humain dont ils et elles se souviennent vaguement?
Nous nous assoyons dans l’herbe, à des places désignées pour respecter les mesures de distanciation sociale. Je suis fébrile à l’idée de m’intégrer à un public pour la première fois depuis mars dernier. Le spectacle commence. Je ne suis pas certaine d’où se trouve la scène; la frontière se brouille, mais rapidement, je me laisse porter. Je ris avec les gens autour de moi. Des maladresses d’une première date décuplées par le contexte actuel; des moments d’incertitudes qui nous habitent tous. Les interprètes sont excellents, mais, plus encore, je sens que nous faisons une expérience rare. Quand avons-nous la chance, même en temps normal, d’être spectateur·trices de notre quotidien? Puis, de la même manière qu’elle avait débutée, la pièce se termine, tout naturellement. Nous pouvons rentrer, mais nous ne sommes plus seul·es…
***
Pour ajouter à l’ambiance spontanée du projet, les lieux exacts de chaque représentation ne sont dévoilés que quelques heures avant celle-ci. Restez à l’affût en suivant l’événement sur Facebook ou en vous inscrivant aux alertes courriel. Également disponible sur le site internet de Tableau D’Hôte, une adaptation en webcomic signée Jaclyn Turner et en format vidéo, monté par le vidéaste AJ Korkidakis. En plus de permettre de rejoindre le plus grand public possible, ces adaptations ajoutent à l’ampleur du projet qui, j’en suis sûre, ne sera pas oublié de sitôt par les résident·es de Pointe-Saint-Charles et de la ville en entier.
Habitée par mon expérience, j’ai cru important de m’entretenir avec Mathieu, l’écrivain et metteur en scène d’En pointe et directeur artistique de Tableau D’Hôte, dans le but de discuter de son processus artistique et des raisons qui l’ont poussé à mettre en œuvre ce projet. Vous pouvez lire le résultat de notre échange virtuel ici:
Comment est née l’idée de cette série de courtes pièces?
La conception et la diffusion de théâtre professionnel sont un travail de longue haleine. Nous avons actuellement des pièces prévues pour la saison 2022-2023 sur lesquelles nous travaillons depuis 2018. La pandémie est venue chambouler le tout, car nous ne pouvons pas tout à fait prévoir à quel moment une fenêtre s’ouvrira pour nous permettre de présenter une œuvre au public. Au printemps, la vague d’annulation et de report de projet fut assez crève-cœur pour des milliers d’artistes. Je ne souhaitais surtout pas me relancer dans un long processus de création juste pour devoir par la suite le repousser de nouveau.
Alors je me suis posé la question: que devons-nous faire afin de pouvoir rapidement monter un projet si les consignes de la santé publique s’assouplissent un peu ? Les balises d’un tel projet me sont venues assez rapidement. Il nous fallait répéter et jouer en plein air des pièces de courte durée afin de minimiser la durée de l’attroupement et de les placer dans un univers de pandémie afin de justifier la distanciation entre les artistes. Il fallait aussi le présenter dans un seul quartier pour pouvoir embaucher une équipe artistique principalement du grand Sud-Ouest afin de minimiser les déplacements et trouver quelques couples d’artistes afin de permettre que certains personnages puissent se rapprocher. Enfin, nous devions préparer des adaptations numériques afin que les gens ne vivant pas à Pointe-Saint-Charles puissent aussi vivre le projet d’une certaine façon.
J’aime bien les «univers» théâtraux, où nous pouvons retrouver certains personnages de pièce en pièce. Pensons notamment à certaines des œuvres de Michel Tremblay ou de George F. Walker. Les contraintes de la crise sanitaire et économique me semblaient le moment opportun afin de créer un nouvel univers théâtral, un qui est ancré non seulement dans le présent mais carrément dans ma cour arrière.
C’est certain que de créer et de diffuser de nouvelles courtes pièces avec les délais que la pandémie nous impose est loin d’être idéal, et que la «qualité» artistique en souffrira un peu, mais je sentais que les gens avaient véritablement besoin d’offres culturelles, surtout avec la crainte d’une deuxième vague et d’un re-confinement. De plus, les artistes, eux, avaient besoin de travail. Dans un tel contexte, l’égo de l’artiste doit prendre le siège arrière, et on fait tout ce qu’on peut pour faire vivre l’art pendant qu’on le peut.
La plupart des pièces de la série sont bilingues. C’est une décision consciente dans l’élaboration du projet ou c’est venu avec l’écriture?
Une décision consciente. Le théâtre bilingue m’intrigue depuis les débuts de la compagnie en 2005, mais nous avons eu peu d’occasions de réellement nous y consacrer. Les quelques projets bilingues que nous avons présentés étaient des adaptations où l’on combinait la version anglaise et la version française d’une pièce pour en créer une nouvelle version bilingue. Cette fois-ci, c’est différent. Les textes sont conçus pour être bilingues dès le départ. Et bien que nous soyons avant tout une compagnie anglophone, je me voyais mal produire du théâtre de rue à Montréal uniquement en anglais. En Pointe me semblait le moment opportun pour plonger dans un processus de création inspiré par la pluralité linguistique de notre métropole.
Les pièces sont dispersées dans différents endroits du quartier Pointe-Saint-Charles. L’endroit précis de chacune est dévoilé la journée même de leur représentation. Ça a pour effet de créer un nouveau rapport entre le spectacle, les acteurs et le public. Comment conçois-tu cette dynamique? Quel rôle le théâtre peut-il jouer dans la vie collective de la Pointe, un quartier qui vit de grandes transformations depuis les dernières années?
C’est étrange. J’ai parfois l’impression qu’En Pointe figure parmi les projets les plus importants de l’histoire de la compagnie. Les salles de théâtre me manquent énormément, mais c’est la première fois que je m’engage dans un projet théâtral situé à quelques secondes de chez moi. Le fait de devoir emprunter les terrains de mes voisines et voisins m’oblige à mieux les connaître. Nous nous faisons aussi parfois interpeller par des gens lors de nos répétitions dans un parc et ça tisse de nouveaux liens entre inconnus. Ça me touche énormément de les voir par la suite aux spectacles et d’échanger avec eux. Ça fait très différent des chicanes qui dominent les groupes de quartier sur Facebook.
Ce style de création «hyper-local» m’intrigue beaucoup, et, bien que j’aie encore le goût de jouer dans de salles en dehors de Pointe-Saint-Charles, je vais certainement tenter de trouver des façons de continuer à préparer des offres culturelles pour les gens de la Pointe aussi. Et, qui sait, peut-être qu’un théâtre pourrait naître ici aussi.
Entre une date Tinder, une cuisine communautaire et un chat perdu, les épisodes oscillent entre la banalité du quotidien chamboulée par la pandémie et des questions politiques. Les éléments sont si bien tissés ensemble et ancrés dans la réalité actuelle que le public se retrouve face à un miroir. En écrivant, avais-tu l’impression de contribuer, en quelque sorte, à «archiver» notre présent?
La combativité est au cœur de la mission du Théâtre Tableau D’Hôte, surtout depuis les cinq dernières années. Ce volet de notre mission peut nous mettre assez de monde à dos, et bien que j’assume ce volet de ma démarche artistique, je trouvais que la conjoncture actuelle nécessitait une approche un peu plus légère et rassembleuse. Je voulais que mes voisines et voisins puissent rire et vivre des moments éphémères ensemble quelques minutes par semaine.
Mais, impossible pour moi de ne rester que dans le banal. En situant la série dans un quartier populaire en pleine gentrification, au milieu d’une pandémie et d’une crise de logement, c’est certain que ma vision politique allait s’insérer un peu (beaucoup) dans la série.
Alors, oui, je souhaite contribuer (humblement) à «archiver» notre présent, tant par la création de ces courtes pièces éphémères qui ne sont chacune présentées qu’une seule fois, que par les courts-métrages et les bandes dessinées de chaque épisode qui sont créées respectivement par le vidéaste AJ Korkidakis et l’illustratrice Jaclyn Turner.
Comment ça se passe, écrire une pièce en plein confinement? Est-ce que l’écriture a pu t’aider à passer au travers de ce moment? Ou, au contraire, est-ce que cela posait de nouveaux défis inattendus?
Je dois avouer que je vis bien le confinement. Je suis quand même bien entouré et assez introverti, j’ai une certaine sécurité financière, et ma vie gravite autour de projets stimulants. Mais pour être honnête, j’ai peu de souvenirs de l’écriture. Le tout s’est fait tellement rapidement, dans une période de plus ou moins une semaine à la fin juin. Et même pas de chez moi. Mes parents habitent à Kanehsatake (Oka) et c’est un endroit assez ressourçant pour moi côté création, alors j’ai quitté mon quotidien quelques jours afin de me consacrer entièrement à la rédaction.
Le futur du théâtre est incertain, étant une industrie qui peinait déjà à obtenir un financement adéquat. Comment envisages-tu le futur du milieu et du théâtre indépendant, plus précisément?
Ouf, c’est difficile à dire. Chose certaine, ça va très mal aller si on nous pousse vers une réouverture des salles sans annoncer de mesures de soutien pour compenser la perte de ventes en billetterie (en ligne et en personne) que les mesures de distanciation imposent. Et si de telles mesures d’aide sont annoncées, elles seront difficilement applicables à de nouveaux collectifs qui n’auront pas de point de comparaison pour démontrer la moyenne des ventes de billets.
Au-delà des problèmes de billetterie, je crois que le contexte actuel se prête bien à un rapprochement entre artistes. Pour développer des noyaux artistiques qui peuvent rapidement créer ensemble.
***
Souhaitons non seulement que le projet de Tableau D’Hôte serve d’inspiration à la communauté artistique de Montréal, mais, aussi, qu’il encourage les gouvernements à investir adéquatement dans le milieu culturel indépendant. Aucunes mesures n’ont encore été annoncées et, comme Mathieu l’explique, si le passé est garant de l’avenir, elles seront, au mieux, inadaptées aux réalités de la scène émergente. Pour l’instant, vous pouvez encourager une compagnie bien de chez nous en assistant à l’une des trois pièces restantes. Nul besoin de billets, mais n’hésitez pas à apporter votre change: les dons sont acceptés et les bienvenus!
Le 8e et prochain épisode d’En pointe, «Même à distance», aura lieu le jeudi 17 septembre à 18h.
Tous les détails, et plus encore, au tableaudhote.ca
Entrevue réalisée par Audrey Deveault, candidate à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal.