On peut présentement noter la publication de nombreux collectifs au Québec. Chaque publication doit offrir un cadre à la fois suffisamment souple pour ne pas restreindre les narrations et précis de manière à les réunir gracieusement. Ce faisant, elle parvient à tracer un panorama riche et complet qui vient présenter la pertinence du sujet qu’annonce le titre. D’emblée, c’est ce que réussit Épidermes (2021), codirigé par Sophie-Anne Landry et Mattia Scarpulla chez Tête première, réveillant les liens entre les mouvements du corps, la peau, sa frontière avec les autres et l’angoisse d’être au monde.
Grâce à ces narrations saisissant l’intériorité des personnages, se dévoile leur expérience plurielle associée au corps. Est ainsi produit un spectre où celui-ci peut devenir sa propre prison ou se libérer à travers le désir, entre sa surface observée, scrutée par autrui et celle qui se tisse à travers les possibilités de l’écriture, du corps du texte. Ce sont ces différentes perspectives que rassemblent et développent les nouvelles du collectif, renversant du même coup la dichotomie et la hiérarchie du corps et de l’esprit, comme le souligne déjà Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-85) : « Instrument de ton corps, tel est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison ».
Ce sont les frontières que viennent interroger les récits : celle de la peau entre soi et ce qui nous entoure, notre demeure et l’extérieur potentiellement indésirable. C’est ainsi que sont posées des limites pouvant former et alimenter une altérité inquiétante. Cette dernière impression trouve sa pertinence dans la tension entre la corporéité du sujet et sa troublante proximité avec autrui – voire avec soi-même pour les comportements problématiques et les maladies, entre autres. De cette manière, l’angoisse des corps échappe entièrement à l’altérité et la mutation des figures inquiétantes contemporaines : fantômes, vampires, zombies… Elle n’a pas besoin de créatures fictionnelles pour contaminer la narration ou pour exposer l’inquiétude et le mal-être fondamental à l’existence humaine et à sa place incertaine dans le monde. L’éventuel partage de l’espace est suffisamment terrifiant, la perméabilité des frontières provoque la métamorphose du cadre narratif – dynamique évoquant par ailleurs le cinéma de Darren Aronofsky (notamment Black Swan (2011) et Mother! (2017)). En ce sens, l’espace intérieur peut prendre plusieurs formes : soi, son corps, son espace (chez soi) …
N’en demeure pas moins que si l’ensemble des textes explore la diversité de ce que ressentent les protagonistes dans leur cadre respectif et comment leur paradigme en est conditionné, la cohérence de l’œuvre est maintenue au niveau d’une expérience corporelle viscérale à travers les narrations. La tension narrative est présente : le suspense est efficace dans ce passage de la normalité au malaise profond, en basculant parfois dans l’aliénation que provoque la présence du regard de l’autre. Cette tension est également renforcée par le mystère que suscite fréquemment l’opacité d’une narration se fondant sur la proximité de la chair et des affects. La première nouvelle de Fanie Demeule, portant sur l’abjection, est représentative de l’efficacité des autres narrations et du jeu sur les frontières – ici vie et mort –, bien que chacune explore des thématiques variées au sein de genres et de sous-genres différents (du revenge thriller à la tragédie, de la prose à la poésie). À ce titre, les poèmes d’Anne-Marie Desmeules viennent lier les textes.
La diversité des regards renouvelle également les incursions : la présence du male gaze se fissurant, les nombreux personnages féminins dont les trajectoires présentent des enjeux considérablement différents, la perspective animale… Au final, à la manière du classique Frankenstein (1818) de Mary Shelley, le collectif est profondément hybride, il se constitue à travers ses nombreuses peaux de manière à les transcender, à leur conférer davantage de matière et à leur donner vie.
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Sophie-Anne Landry et Mattia Scarpulla (dir.), Épidermes, Montréal, Tête première, 2021, 280 p.
Avec les nouvelles des auteur·ice·s suivant·e·s : Alain Beaulieu, Jean-Paul Beaumier, Fanie Demeule, Anne-Marie Desmeules, Natalie Fontalvo, Ariane Gélinas, Nicholas Giguère, Stéphane Ledien, Marie-Ève Muller, Anne Peyrouse, Miruna Tarcau, Alex Thibodeau, Mattia Scarpulla et Sophie-Anne Landry.
Auteur : André-Philippe Lapointe