Villes, dernière création du Théâtre de la Pire Espèce, offre une alternative au culte du personnage sur la scène théâtrale. Avec leur légendaire savoir-faire, le comédien et metteur en scène Olivier Ducas, la scénographe Julie Vallée-Léger et leur équipe proposent une incursion fantastique au cœur de différentes villes imaginaires créées à l’aide d’objets recyclés, de narration et d’une caméra.
S’il existait encore un doute que le théâtre puisse se construire sans fable, Olivier Ducas vient d’y asséner un solide crochet droit. Expert en théâtre d’objets, Ducas présente, depuis 1999, des spectacles qui remettent sans cesse en question les normes établies de la représentation scénique, souvent avec ses complices Julie Vallée-Léger et Francis Monty. Cette fois, il frappe fort. La pièce est en fait un catalogue de villes, présentées par un collectionneur, qui procède carrément à une visite guidée surréaliste.

Grâce à la projection en direct de l’action captée par des caméras vidéos, le collectionneur de villes peut présenter un à un des environnements plus éclatés les uns que les autres avec une ingéniosité édifiante. De la bouilloire aux maisons de Monopoly, en passant par le carré de sable miniature et les cubes de sucre, rien ne résiste aux créateurs et à leur imagination qui devient inévitablement contagieuse. Les objets, sans prendre vie à proprement parler, finissent par suggérer une vie intérieure dans laquelle le spectateur peut voyager grâce aux angles de caméra présentant sans cesse de nouveaux aspects surprenants de ces constructions miniatures devenues lieux.
Aucune déception amoureuse ou tragédie humanitaire, pas de mal de vivre bourgeois non plus ni de lutte de pouvoir dans ce dernier opus de la Pire Espèce… c’est du moins ce que l’on est tenté de croire, car le texte ne comporte aucun dialogue et ne raconte aucune histoire. Pourtant, à travers ces villes inventées aux noms féminins improbables, le spectateur est véritablement invité à se projeter dans une réalité onirique en-dehors du temps. En apprivoisant ces villes, il ne fait pas que voyager au cœur de l’univers intérieur des créateurs: il rencontre un nouveau genre de personnage.
Au fil de cette énumération chirurgicalement classée, on apprend donc à connaître chaque ville et sa personnalité. L’une est très carrée, plastique, préfabriquée, rappelle la logique des banlieues artificielles; l’autre, constituée de blocs de bois posés en hauteur, comme les colonnes d’un graphique, évoque ces métropoles économiques aux rythmes effrénés. Certaines, complètement abstraites, parfois même uniquement sonores, défient le spectateur et son rapport au voyage, tant extérieur qu’intérieur.

Si aucun drame ne ponctue le spectacle, l’humour pince-sans-rire est au rendez-vous. Sarcasme et absurde dynamisent brillamment la narration, d’une intelligence rare. Les réflexions philosophiques suggérées par la bande questionnent bien évidemment la notion d’organisation sociale, mais également, et c’est là le tour de force, le rapport à l’Autre et à soi-même. Dommage que l’on n’ait pas toujours le temps de bien recevoir et d’absorber ces pensées dans le tourbillon dense des projections, manipulations et effets sonores (remarquables) qui s’entrecroisent.
On pourrait croire, chaque fois qu’un effet visuel apparaît à l’écran et pique la curiosité, qu’il est possible de dégonfler l’illusion en tournant la regard vers le dispositif par lequel la manipulation des objets se fait à vue. Seulement, une étrange magie perdure, une impression ludique, mais aussi inexplicablement vaporeuse, comme une légende lointaine racontant l’imaginaire oublié.
Après quatre ans de travail et de recherches, Villes prend maintenant son envol, forte de sa rigueur, de sa précision et de sa poésie esthétique, lançant malgré elle aux fanatiques du théâtre psychologique un «Vlan!» retentissant.
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Villes est présenté au Théâtre Aux Écuries jusqu’au 26 avril. M.E.S. et interprétation d’Olivier Ducas.
Article par Geneviève Boileau. Étudiante à la maîtrise en théâtre, Geneviève est d’abord et avant tout une voyageuse. Elle saute de pays en créations, d’océans en bouquins, et de saveurs en rituels. Fondatrice du Théâtre de l’Odyssée, elle en assure aujourd’hui la co-direction artistique. Siégeant sur le conseil d’admistration de l’Association des compagnies de théâtre (ACT) et sur le Comité Avenir du théâtre au Conseil québécois du théâtre (CQT), elle s’indigne régulièrement contre certaines pratiques et façons de faire au sein du milieu théâtral. Aussi, elle adore les Sour Cherry Blasters.