
Les effluves d’un été qui s’étire continuent à embaumer l’air, et voici que poignent ces quelques souvenirs de notre marathon fantasien 2019. Vingt-deux jours de projections cette année (du 11 juillet au 1er août) pour la 23e édition du festival, durant laquelle les agents difformes de la CIA, les boules de poil extraterrestres, les Christs aux allures d’étudiants nippons ou de sectateurs hippies, les déités en néon d’Arielle Dombasle, les sorcières aux robes de ronce et les adolescents boucheurs d’avens se sont disputé les écrans de Concordia sous les yeux hébétés d’un public toujours présent, toujours festif. Voici pour notre part un bref retour sur quelques œuvres, décortiquées pour vous par les zélotes du navet orgiaque et des kermesses kawaii, Jean-Philippe Côté et Olivier Thibodeau.
Chiwawa

- Réalisateur : Ken Ninomiya
- Pays d’origine : Japon
- Année de production : 2019
- Durée : 104 minutes
- Section : Sélection 2019
C’est dans une salle pleine aux trois-quarts qu’a été projeté Chiwawa, une adaptation de Chiwawa-chan de la mangaka Kyoko Okazaki (River’s Edge [1994], Helter Skelter [2003]) originalement publié en 1996. Ce film sur la jeunesse, l’amitié et l’amour va plus loin que le récit initiatique habituel ; il propose un questionnement fort perspicace sur l’impact que peuvent avoir les gens qui peuplent nos vies. Suite à la mort de Chiwawa (Shiori Yoshida), son amie Miki (Mugi Kadowaki), commence à s’interroger sur l’existence de la défunte. À l’aide d’autres ami.es, elle se construit une vision plus complète du personnage-titre, bien que ce faisant, elle ne soit plus certaine de l’avoir réellement connue.
La trame narrative oscille donc entre les recherches effectuées par Miki et les flash-backs de la vie de Chiwawa tout en restant fluide et claire. Cela s’explique par l’excellent travail de montage, où se succèdent la caméra à l’épaule, la caméra fixe, des images de cellulaire, des images télévisuelles et des photos. La succession de ces différents médias crée un rythme effréné qui fait écho à la jeunesse et à la courte vie de Chiwawa. Dans plusieurs scènes, le réalisateur Ken Ninomiya (The Limit of Sleeping Beauty [2017]) utilise même les codes du vidéoclip, avec lesquels il réussit tout aussi adroitement à nous faire vivre les bacchanales tokyoïtes que les émotions des personnages. Chiwawa s’avère ainsi l’un des rares films où l’on s’aime et on fait la fête tout en se questionnant sur l’amour et le bonheur. Pour cette raison, il mérite que vous lui jetiez un coup d’œil. (Jean-Philippe Côté)
Come to Daddy

- Réalisateur : Ant Timpson
- Pays d’origine : Nouvelle-Zélande, Canada, Irlande
- Année de production : 2019
- Durée : 94 minutes
- Section : Sélection 2019
Come to Daddy s’ouvre sur deux citations, l’une de Shakespeare et l’autre de Beyoncé, qui initient dès lors une fusion des genres qui marquera l’ensemble du film. Interrogé sur celles-ci, le réalisateur Ant Timpson (producteur de ABCs of Death [2012] et Turbo Kid [2015]) avance qu’elles sont en exergue de l’œuvre « to let people know we are not going to be completely serious ». Pas complètement sérieux, mais quand même un peu. Cette mise en contexte prend tout son sens quand les auteurs superposent au drame familial central les codes du thriller d’horreur, puis ceux du film de vengeance, le tout enrobé d’un humour noir et sanglant qui emblématise parfaitement le ludisme auto-réflexif évoqué en amorce.
La prémisse du récit est archi-simple : avant que le film ne dérape complètement vers les abysses de la violence, nous accompagnons Norval (Elijah Whood) qui, à 35 ans, va rendre visite à son père (Stephen McHattie) pour la première fois de sa vie adulte. Le premier est un artiste DJ, ex-alcoolique, qui habite chez sa mère et le second est un retraité qui vit au fond des bois et consomme de l’alcool toute la journée. Mais ne vous inquiétez pas, on ne reste pas dans cette simple dualité pendant les 94 minutes de la projection. Les scénaristes, Timpson et Toby Harvard (The Greasy Strangler [2016], Tropical Cop Tales [2018-]), utilisent un procédé déstabilisant grâce auquel chaque personnage devient le vecteur d’un genre cinématographique qui lui est propre, de sorte que dès que le spectateur s’habitue à l’univers diégétique proposé, un nouveau personnage est introduit et vient remettre en question les codes de cet univers. À l’aide de cette technique, les deux auteurs réussissent à nous étonner et à renouveler la tension jusqu’au dénouement.
Mis en valeur également par une trame sonore originale et une direction photo soignée, où l’éclairage et les couleurs sont traités comme de véritables médiums artistiques, Come to Daddy est un film qui ne décevra aucun.e habitué.e de Fantasia. Pour les autres, il ne suffira que d’une certaine prédilection pour les surprises scénaristiques et les mélanges de genres à la plus énième mode postmoderne pour que celui-ci révèle sa valeur en tant que film-phare du cinéma bis canadien. (Jean-Philippe Côté)
G Affairs

- Réalisateur : Lee Cheuk Pan
- Pays d’origine : Hong Kong
- Année de production : 2018
- Durée : 105 minutes
- Section : Sélection 2019
« G Affairs is a way to share our philosophy » : voici la manière dont l’actrice Hanna Chan (Paradox [2017], Grand Bouquet [2019]) nous présentait le film lors de la période de questions suivant la projection. Pour saisir de quelle philosophie il retourne, il faut se plonger dans le contexte politique de Hong Kong et de la Chine. D’emblée, avec son propre gouvernement, Hong Kong est une ville qui jouit d’une grande indépendance face à Beijing bien qu’il ne faille pas minimiser l’influence de celle-ci sur la vie hongkongaise. L’Umbrella Revolution, qui éclata en 2014 suite à l’ingérence du gouvernement chinois dans la vie politique de l’ex-colonie britannique, est un bon exemple de ce conflit politique. Durant les 79 jours de cette révolution, les participant.es ont fait face au gaz lacrymogène et à une brutalité policière généralisée. Premier long-métrage du réalisateur Lee Cheuk Pan, le présent film s’intéresse à la période post-Umbrella Revolution ; il cherche à documenter le choc générationnel et la vie, parfois brutale, des jeunes hongkongais. Bien que pour les spectateurs occidentaux ces thèmes puissent sembler anodins, ils ne le sont pas pour la Chine continentale où ils font face à une censure gouvernementale écrasante. On comprend alors comment le contexte politique local donne une portée politique au film de Lee Cheuk Pan qui, sans exclure la possibilité de réaliser un film pour le public continental, n’a seulement pu réaliser G Affairs qu’en s’excluant de l’industrie cinématographique chinoise.
Nominé pour le prix du meilleur nouveau réalisateur au Hong Kong Film Awards 2019, Lee n’a pas seulement de l’audace politique. Avec le plan-séquence aux allures surréalistes qui sert d’introduction et l’objectif large utilisé tout au long du tournage, il n’a pas peur de nous en montrer beaucoup. En fait, la panoplie des procédés visuels déployés ici nous donnent l’impression que le réalisateur s’est fait un devoir de nous en montrer le plus possible ! Les thèmes narratifs foisonnent également (adolescence, vie amoureuse, difficultés familiales, neuroatypie, isolement, corruption, prostitution et brutalité policière), donnant à G Affairs les allures d’une étude ethnographique extrêmement détaillée sur la vie hongkongaise contemporaine. Il semble aussi que Lee et son scénariste (Kurt Chiang) se soient donnés comme défi de tisser la trame narrative à partir de mots commençant par la lettre « G ». 6G : l’appartement où l’on découvre une tête tranchée qui viendra bouleverser la vie déjà tumultueuse de nos protagonistes. G : le surnom que donnent des intimidateurs à une adolescente, ou bien la note de musique sol ? En fait, cette lettre constitue ici une excuse pour mettre en lien la vie des différents personnages, nous donnant l’impression que Hong Kong est un village où le destin de tous.tes les habitant.es est intrinsèquement lié. Il est aussi important de souligner l’exceptionnel travail de préparation des acteurs Chapman To (Infernal Affairs [2002], Initial D [2005]) et Yam San Li (Members Only [2017], Somewhere Beyond The Mist [2017]), qui ont tous deux utilisés les techniques du jeu immersif, les ayant menés à vivre comme leurs personnages durant le tournage mais aussi durant les semaines qui l’ont précédé. À l’écran, ces techniques leur permettent d’interpréter un policier corrompu et un Asperger aux personnalités et aux langages corporels distinctifs qui évitent tous les clichés.
G Affairs marque peut-être l’avènement d’un nouveau cinéma hongkongais, soit un cinéma qui évoque la réalité contemporaine de la ville sans faire de compromis ; peut-être aussi, sommes-nous face à une œuvre rétrospective qui rappelle le cinéma pour adultes dit de catégorie III qui a marqué le paysage local au début des années 90 avec ses films extrêmes et sans tabou visant un public de 18 ans et plus (Happy Together [1997], Story of Ricky [1991], Ebola Syndrome [1996]). Dans un cas ou dans l’autre, il s’agit ici d’un excellent début pour Lee Cheuk Pan dont je vous conseille vivement de suivre le travail de metteur en scène, en espérant qu’il ne tarde pas à nous présenter de nouveaux projets. (Jean-Philippe Côté)
Idol

- Réalisateur : Lee Su-jin
- Pays d’origine : Corée du Sud
- Année de production : 2019
- Durée : 144 minutes
- Section : Compétition Cheval noir
Un personnage flouté pénètre dans une maison de passes, cadré à travers la vitre d’un véhicule. La caméra effectue alors un recadrage panoramique, mais perd celui-ci derrière un filet d’eau ruisselant sur la vitre. À voir ce plan, on croirait presque que Lee Su-jin ne sait pas cadrer, même si c’est faux (tel que le prouve son film précédent, le sublime Han Gong-ju [2014]). La vérité, c’est qu’il s’amuse fermement ici à nous montrer qu’il ne nous montre rien. À nous montrer des plans de filature embués, des plans de cadavre sans cadavre, des plans d’auto-stoppeurs sans dessein, des plans de statues décapitées, des plans d’orateurs inintelligibles, tout cela au nom d’une mise en scène volontairement brumeuse parfaitement adaptée au thriller labyrinthique que nous propose son scénario. Qui voit ? Qu’a vu qui ? Quel indice a-t-on manqué ? Autant de questions qui nous obsèdent tout au long du visionnage, et qui font ici du regard un leitmotiv à la fois dramatique et structurel, comme dans les meilleurs exemples du genre (glanés notamment dans le lexique du cinéma hitchcockien).
« J’ai commencé à branler mon fils à partir de l’âge de treize ans » : le film débute avec une narration en voix off à cet effet, accompagnée d’un plan mystérieux de statue décapitée. Qui parle et qu’est-ce que cette statue ? Voilà deux questions qui nous viennent d’emblée à l’esprit, et dont le réalisateur nous fait astucieusement inférer les réponses, notamment dans la transition immédiate vers le récit du charismatique politicien Koo Myung-hui (Han Suk-kyu de Shiri [1999], Tell Me Something [1999] et The Berlin File [2013]), dont on n’apprendra que plus tard qu’il n’est pas vraiment le mystérieux locuteur liminaire. Plus tard, donc, puisque lui aussi est père d’un garçon abruti, garçon abruti qui un soir revient à la maison avec un autre garçon abruti qu’il vient d’emboutir avec la BM familiale et qui trépassera bientôt dans leur garage. Mais qui est ce garçon ? Et quelles sont les ramifications psychologiques et politiques de sa mort ? La première question trouve vite une réponse tangible dans l’entrée en scène de son père, Yoo Joong-sik (Sul Kyung-gu de Jail Breakers [2002], Silmido [2003], Memoir of a Murderer [2017] et 1987: When the Day Comes [2017]), qui parallèlement à Myung-hui, partira à la recherche d’un témoin potentiel de l’événement, l’épouse migrante du défunt, Choi Ryeon-hwa (Chun Woo-hee de Mother [2009], Han Gong-ju et The Wailing [2016]), question de comprendre ce qui s’est réellement passé lors de cette nuit fatidique où son fils a perdu la vie. Mais que s’est-il réellement passé, au juste ? C’est ce que le spectateur peinera à découvrir ici tant les indices pleuvent pêle-mêle, tant les coups de théâtre scénaristiques sont nombreux, tant les glissements de points de vue sont subreptices et les enjeux dramatiques télescopiques. Oui, c’est frustrant par moments, pour l’esprit cartésien avide de certitudes, mais il s’agit là en fait de la marque d’une œuvre exemplaire, menée par l’un des grands maîtres du cinéma contemporain, un artiste savant qui après avoir offert au monde le nec plus ultra du drame psychologique, lui offre aujourd’hui le nec plus ultra du thriller d’enquête. (Olivier Thibodeau)
It Comes

- Réalisateur : Testsuya Nakashima
- Pays d’origine : Japon
- Année de production : 2018
- Durée : 135 minutes
- Section : Compétition Cheval noir
« It comes ! It comes ! It comes !!! » : voici l’astucieuse rengaine censée nous vendre le film dans la bande-annonce. Mais, qu’est-ce que ce « it » exactement ? Quelle réalité tangible incarne-t-il ? On ne se serait jamais posé la question à propos du film d’Andrés Muschietti (It [2017]), où le croque-mitaine clownesque du titre est si clairement identifié, où ses motivations sont si limpides, ses incarnations si définies et les moyens de son extermination si facilement accessibles. Ici, par contre, il réfère à une entité élusive, un peu comme dans It Follows (2014), où les zooms procéduraux sur des espaces vides nous font constamment inférer sa présence insubstantielle, tapie tout juste au-delà de notre perception sensorielle. C’est là d’ailleurs que réside tout l’art du film de Nakashima : dans la cultivation d’un « it » vivant dans l’interstice entre le vu et le non-vu, entre le film d’horreur folklorique et le drame familial, maintenant chez le spectateur un sentiment d’incertitude et d’anticipation de tous les instants.
Tout est bâti sous le signe de la confusion au sein de la diégèse ; tout est bâti sous le signe du leurre. Non seulement la chronologie des événements narratifs est-elle sévèrement fragmentée – l’art de l’ellipse s’effectuant ici à la manière de la boucherie – mais presque tous les décors sont sursaturés d’objets et de personnages, presque chaque plan est animé d’un mouvement de caméra intrigant et presque chaque raccord est une source de désorientation spatio-temporelle, de sorte que n’importe quoi semble pouvoir nous tomber sur la gueule à n’importe quel moment. La séquence d’ouverture est exemplaire à cet égard alors que l’un des protagonistes, Hideki, se retrouve coincé entre des souvenirs d’enfance oniriques et son appartement actuel, encombré de bols et de fragments de miroir en vue de l’arrivée potentielle de l’entité titulaire. On assiste alors non seulement à une contraction extrême du temps, mais à l’introduction de presque toutes les lubies auteurielles, incluant une surenchère de références paniquées, mais immatérielles à un monstre qui n’apparaîtra jamais à l’écran. La réutilisation de cette séquence à la mi-parcours participe aussi à la mécanique implacable de déstabilisation dont s’enorgueillit le réalisateur, surtout en cela qu’elle précède la mort surprise de Hideki, qui abdique alors sa position de protagoniste au profit de sa pauvre femme, Kana, puis d’un investigateur paumé nommé Kon et des deux sœurs médiums, toutes balafrées, qui partagent sa vie : Makoto et Kotoko Higa. Or, ce qui choque ici, dans ces surprenantes permutations narratives, ce n’est pas tant le changement de «conducteur» qu’elles impliquent que les révélations sordides qui viennent avec chaque nouveau point de vue. L’image de père parfait que colporte Hideki via son blog se résorbe ainsi brutalement dans l’absentéisme et l’ineptie réels que nous révèle le récit de sa femme, si bien que tout le régime de vérité narrative s’écroule bientôt face à l’incroyable économie fabulatrice de l’œuvre.
It Comes, c’est une main remplie de jokers, correspondant à une salve ininterrompue de tactiques cinématographiques impressionnistes visant à embourber le spectateur dans un inéluctable maelström horrifique : images hémo-psychédéliques, montages alternés bio-thanatologiques, ellipses déroutantes, hallucinants champ-contrechamps, surcadrages écrasants, utilisation savante des shojis translucides, effets sonores tonitruants et surenchère musicale constante, rêves fiévreux d’omurice (omelette de riz frit) et finale époustouflante dans un condo maculé de coulisses sanglantes, avec une armée de prêtres shintoïstes en bas et une exorciste aux allures de Meiko Kaji en haut. L’arsenal de l’excellent Tetsuya Nakashima (Kamikaze Girls [2004], Memories of Matsuko [2006], Confessions [2010] et The World of Kanako [2014] avec l’envoûtante Nana Komatsu) semble alors infini, et il l’utilise ici avec un tel savoir-faire qu’il rend presque obsolète tout le cinéma de J-horror des vingt dernières années, dans lequel il puise allègrement pour nous livrer un si grandiose et synthétique opus. (Olivier Thibodeau)
Paradise Hills

- Réalisatrice : Alice Waddington
- Pays d’origine : Espagne
- Année de production : 2019
- Durée : 94 minutes
- Section : Sélection 2019
Voici enfin une vraie merveille au sein de la programmation 2019, un film qui dans sa somptueuse féérie visuelle ne cesse de nous rappeler les rêves fiévreux de notre enfance. À elle seule, la scène d’ouverture compense pour toutes les tares narratives de l’œuvre, pour toutes les paresses et les automatismes inhérents à la mise en récit de cet univers de princesses fasciste que la brillante Alice Waddington met si adroitement en images. On y voit, comme la mouche perchée sur la voûte d’une salle de bal rétro-futuriste, une chorégraphie kaléidoscopique à la Busby Berkeley, mais avec des costumes à la plus énième mode aristo-dystopique. La jeune protagoniste du récit, Uma (magnétique Emma Roberts), entonne alors une sérénade amoureuse servile, et nous nous retrouvons immédiatement happés à ses côtés, prêts à en découdre avec tous les méchants qui ont su faire d’elle l’épouse d’apparat d’un homme d’affaires sociopathe.
Les méchants en question, ce sont les employés du Paradis, retraite béhavioriste isolée pour jeunes femmes rebelles, dirigée d’une main de fer par une sorte de sorcière végétale appelée La Duchesse (impérieuse Milla Jovovich), qui s’affaire à couper les épines de toutes les belles roses déposées sous sa tutelle : Roberts, mais aussi Eiza Gonzalez, Danielle Macdonald et Awkwafina. Comment ? C’est ce que nous apprendra le dénouement raboteux du récit, qui émousse ce faisant la délicieuse satire de départ contre les écuelles du cinéma d’horreur de série B. C’est décevant, mais peu dommageable pour une œuvre aussi visuellement somptueuse doublée d’un imaginaire fantastique aussi foisonnant. En effet, non seulement sommes-nous graciés ici par l’une des plus mémorables directions artistiques de mémoire récente – les costumes rétro-ironiques, pastiches de Hunger Games [2012-2015] et de Star Wars [1977-] à la fois, les intérieurs astucieusement encombrés, les paysages insulaires labyrinthiques couverts de fleurs comestibles, même les coiffures des filles et la police utilisée au générique sont sources de délectation – mais la mise en scène de Waddington est aussi élégamment raffinée et fluide, dotant le déroulement dramatique d’un souffle aérien qui ne meure jamais.
Au final, si certaines des péripéties sont usées, et le discours féministe édenté, les pauvres gens instrumentalisés et l’univers diégétique sous-développé, c’est que tout se résorbe ici dans un impératif esthétique transcendant, mu par la nostalgie d’une réalisatrice au style si irrésistible qu’on lui pardonne tout. (Olivier Thibodeau)
Swallow

- Réalisateur : Carlo Mirabella-Davis
- Pays d’origine : États-Unis, France
- Année de production : 2019
- Durée : 95 minutes
- Section : Compétition Cheval noir
Swallow est une satire délicieusement âcre, quoiqu’un peu vieillie, de cette phallocratie capitaliste indécrottable qui obsède le cinéma de genre depuis des lustres – des échos simultanés à l’exécrable Stepford Wives (1975) et au prophétique film d’horreur post-Chabrolien Shivers (1975) se font entendre tout au long du film. Qu’à cela ne tienne, le scénario signé Carlo Mirabella-Davis est plutôt adroit, hilarant même dans ses caricatures caustiques de mâles machiniques et de femmes domestiquées. Sa mise en scène est aussi parfaitement ad hoc, capitalisant sur une exploration clinique des repaires froids de la bourgeoisie contemporaine, ponctuée par des gros plans sommaires sur le visage désespéré de l’excellente Haley Bennett (qui poursuit ici son hallucinant parcours à travers le cinéma de genre étasunien après The Haunting of Molly Hartley [2008], The Hole [2009], Kaboom [2010], Equalizer [2014] et Hardcore Henry [2015]). Tout s’articule autour du principe d’injection de vie dans un milieu mort, stérilisé, déshumanisé, principe qui constitue le leitmotiv central de l’œuvre, auquel participe aussi la nature excentrique du paysage sonore en transcendant les lourds silences habités, inhérents à l’existence domestique monacale de la protagoniste.
La prémisse du film serait plutôt usitée, si ce n’était d’une variation inédite sur le thème de la révolte intestine bourgeoise. Le récit gravite autour du personnage de Hunter (Haley Bennett), une ménagère qui, en théorie, a tout pour être heureuse : un mari jeune et riche, des beaux-parents riches et une maison de riches à flanc de montagne, avec une piscine et de magnifiques toilettes blanc immaculé. Le seul problème, c’est qu’elle demeure constamment en mode veille, attendant quotidiennement le retour de son homme dans leur grosse baraque vitrée, cuisinant obsessivement pour lui des plats impeccables avec pétales d’artichaut disposés à angle parfait sur l’assiette. Lui se fout d’elle par contre, préférant répondre à ses messages textes que de lui faire la conversation, révélant ses secrets intimes à tous ses collègues de bureau, l’engueulant pour avoir repassé une de ses dix-mille cravates de soie, s’enfuyant à la salle d’entraînement pour éviter d’aborder le sujet épineux du viol de sa mère, et ainsi de suite. Hunter n’est pour lui qu’un objet d’apparat, tandis que lui est pour elle une raison d’être, un supérieur hiérarchique à qui faire plaisir, de sorte que, laissée à l’abandon toute la journée, la protagoniste se met bientôt à avaler divers petits objets – pour la sensation, pour le goût, pour transcender par procuration la fadeur de son univers domestique. Un glaçon d’abord, puis une bille, une punaise, une pile, des objets de plus en plus dangereux, des objets dont la dangerosité finira bientôt par révéler son secret, et ainsi l’exposer à l’intransigeance et la condescendance de ses proches.
Abordons d’abord l’évidence, c’est-à-dire le fait que même si les espaces vides et aseptisés correspondant à la demeure familiale diégétique sont aujourd’hui devenus des signes incontestables d’aliénation, au cinéma comme en littérature, ils ne correspondent pas moins à un idéal social de réussite et d’accomplissement. C’est l’idée du standing comme échelle de valeur universelle au cœur de la pensée post-morale, post-humaine d’un monde occidental auquel il incombe urgemment de réinjecter de l’humain. Et c’est là que vient en renfort l’iconographie biologique du cinéma d’horreur qu’emprunte si généreusement Mirabella-Davis, dans ses plans de punaises baignant dans la bave sur le comptoir de cuisine, dans ses plans d’œsophage et de petits objets ensanglantés posés sur une tablette en inox à l’hôpital. Ce plan, surtout, de cuvette blanche maculée d’hémoglobine en référence explicite à Shivers où, là aussi, les viscères et le viscéral n’ont pas pour but de souiller le microcosme bourgeois, mais bien d’abattre le masque de civilité derrière lequel celui-ci cache sa violence réelle, incarnée ici dans cette réplique assassine consentie in extremis à Richie après la fuite de Hunter, ce « I’ll hunt you down, you ungrateful cunt » [Je vais te pourchasser, sale plotte ingrate] qu’il lui lance au téléphone comme pour confirmer au spectateur sa nature réelle.
L’utilisation inusitée des bruitages fonctionne à l’avenant, introduisant dans le paysage sonore propret des élites diégétiques une dose salutaire de références perdues au naturel : bruits de « pet » provoqués par compression de la bouteille de sauce à la maison et par application de gel échographique à l’hôpital, mais surtout bruit de glaçon craquelant au restaurant, où les histoires d’enfance racontées par Hunter se résorbent cruellement dans les histoires de business narrées par les mâles, tous plus intéressés par leur carrière et la qualité plastique de leurs femmes que par les problèmes et les aspirations de celles-ci, c’est-à-dire par leur humanité profonde. « Here’s the next CEO of our company » [Voici le nouveau PDG de notre compagnie], déclare d’ailleurs le beau-père en pointant le ventre en cloque de Hunter, pas « Here’s my grandson » [Voici mon petit-fils].
Les leitmotivs qui articulent le film ont beau être usés, Swallow n’en demeure pas moins une œuvre pertinente à l’égard de l’objectification soutenue des femmes, une œuvre visuellement cohérente quoique légèrement complaisante dans ses efforts de représentation, mais surtout une œuvre qui relève admirablement le défi de la caractérisation, pourvoyant aux antagonistes une personnalité ni trop, ni trop peu caricaturale pour nous les rendre palpables. L’ignominie de ces personnages, de cette famille de vautours en costards qui gravitent autour de Hunter comme s’il s’agissait déjà d’une carcasse, n’est donc jamais trop loin de la réalité. Ces scènes, par exemple, où Richie défait sa chemise à la manière d’un adolescent irascible, frustré d’avoir perdu la seule cravate chromatiquement complémentaire avec sa chemise, où le père exige à la psychologue affectée à la prise en charge de Hunter le recours à la médication, au vu des résultats concrets escomptés, où la belle-mère révèle ses différents secrets de ménagère (livres de pop psychologie, diètes miracles à base de jus, etc.) contribuent toutes à créer un miroir à peine déformant de la réalité domestique carcérale des ménagères de prestige. Seul le personnage de Luay, cet infirmier à domicile bourru d’origine syrienne, imperméable aux «problèmes de l’esprit» après avoir subi les affres de la guerre, semble doté de nuance, constituant néanmoins l’un des plus amusants personnages de la distribution, un flibustier du cadre qui, dans ses nombreuses interférences auprès de Hunter, emblématise sans effort toute la lourdeur et l’absurdité du regard normalisant posé sur elle. Luay, c’est une autre figure qui pourrait être légère et cocasse, si ce n’était de sa désarmante vraisemblance au sein de l’économie interpersonnelle du film, économie interpersonnelle si criante de vraisemblance qu’elle nous donne froid dans le dos… et encourage le libre cours à nos plus belles passions masochistes. (Olivier Thibodeau)
Vivarium

- Réalisateur : Lorcan Finnegan
- Pays d’origine : Irlande, Belgique, Danemark
- Année de production : 2019
- Durée : 97 minutes
- Section : Sélection 2019
Tout est douleur dans le Vivarium, à l’exception des moments de plénitude passés à moquer sa fadeur (ses maisons en forme de maisons et ses nuages en forme de nuages) ou à la fuir (en dansant sur du reggae dans la rue). La parentalité aussi est douleur dans son caractère obligatoire : un enfant tombe du ciel, dont le mâle (Jesse Eisenberg) se désintéresse rapidement, et il incombe alors à la femelle (Imogen Poots) de répondre à ses « instincts maternels » et de prendre soin de cette progéniture miraculée. Le mâle s’isole ensuite dans le travail manuel seul dans sa cour, tandis que la femelle se fait du souci à l’intérieur, et ce, jusqu’à temps que l’un, puis l’autre meurt, et que leurs cadavres soient jetés sans ménagement dans une fosse par leur fils. Tout est mécanique et inexorable dans cette grossière parodie de la vie de banlieue, mais tout est aussi parfaitement réglé. Tout est méthodiquement acheminé vers sa conclusion logique.
Si ce n’est pas la subtilité qui distingue ici le travail du réalisateur irlandais Lorcan Finnegan et de son scénariste Garret Shanley, ce n’est pas non plus l’originalité, ni leur habilité à manipuler l’horizon d’attente du spectateur. C’est plutôt leur assiduité inébranlable à mener jusqu’à terme leur idée de base, et ainsi honorer le contrat narratif qu’ils font d’emblée avec le spectateur (via ce titre, Vivarium, qui dit déjà tout). En effet, l’iconographie suburbaine qu’ils nous proposent tient du pur remâché, dilaté exponentiellement pour exacerber son caractère labyrinthique (Dark City [1998] d’Alex Proyas nous vient vite à l’esprit) ; elle est aussi « Magrittisée » en quelque sorte, via les portraits de maison accrochés au-dessus du foyer et ceux de lit au-dessus du lit matrimonial : « Ceci est une maison », « Ceci est un lit ». Il s’agit là de petits écarts bien sûr, à l’égard d’une formule réitérée depuis plus de quarante ans, petits écarts qu’on constate également dans l’iconographie extra-terrestre, qui rappelle encore évidemment Dark City, mais plus généralement les motifs passe-partout d’X-Files (1993-). Cela dit, ce qu’il y a de précieux ici, par-delà l’enveloppe monotone dans laquelle ils nous sont livrés, ce sont les personnages et le temps, cette « éternité » notamment, que Finnegan et Shanley capturent avec tant de doigté.
Comme le faisait Haneke dans Funny Games (1997), en faisant tourner Arno Frisch vers la caméra pour décocher un sourire au spectateur (reléguant alors à un psychopathe le contrôle de la diégèse et de tous les personnages qui s’y trouvent), les auteurs du présent film nous laissent deviner très tôt l’inexorabilité du destin de leurs personnages, via cette mention « pour toujours » placardée sur le panneau-réclame de la communauté Yonder. Gemma et Tom ne vont jamais s’en sortir. Il suffit alors d’assister impuissants à leur déchéance psychologique et physique progressive, particulièrement au contact de l’enfant monstrueux (Senan Jennings, puis Eanna Hardwicke) imparti par leurs geôliers. À ce titre, l’interprétation a beau toujours être dans le ton (Jennings et Hardwicke sont particulièrement mémorables, respectivement insupportable et terrifiant, et on nous fait même le cadeau de tasser définitivement Eisenberg au profit de Poots à la mi-parcours), c’est pourtant le jeu constrictif des pouvoirs irrésistibles les chapeautant qui est source d’admiration, pouvoir démiurgique extra-terrestre et pouvoir de mise en scène, lesquels se combinent bientôt jusqu’à l’indiscernabilité totale.
La vis tourne, lentement, platement, inexorablement, et tout va de même. La bande sonore atmosphérique ceint l’univers diégétique d’un halo d’étrangeté suffocant, tandis que la mise en scène, adaptative, s’avère alternativement géométrique, illustrative et turbulente pour mieux correspondre à la désintégration mentale des personnages ; celle-ci se révèle en outre doublement carcérale, en cela que les plans domestiques sont toujours aliénants et que les plans à vue d’oiseau suggèrent une forme de surveillance panoptique constante. Les actions obsessives entreprises par les personnages, particulièrement le travail d’excavation effectué par Tom constituent un autre reflet (plus évident sans doute) de leur folie grandissante, mais c’est par le montage qu’une telle mécanique quotidienne revêt finalement son caractère oppressant, via des plans contigus d’activités routinières ponctués d’inserts sur un soleil de plomb, mais aussi de savantes ellipses qui, en nous confrontant sporadiquement aux incarnations successives du fils, nous permettent immédiatement d’inférer les mois de douleur que ses comportements excentriques ont pu faire subir aux parents. Bref, c’est dans l’écoulement du temps que le film exerce sa puissance, chacune des péripéties, aussi intrigante soit-elle, se résorbant invariablement dans sa propre futilité. Et c’est d’ailleurs pourquoi on n’assiste pas ici à un « concept de court-métrage », comme beaucoup d’observateurs s’évertuent déjà à le dire, car sans la durée, il serait impossible de sentir la douleur provoquée ici par la routine, par la réitération sempiternelle du cri infantile, par l’absurdité d’une existence passée exclusivement à subir les révolutions du cycle consumériste implacable créé par l’étalement urbain. (Olivier Thibodeau)
We Are Little Zombies

- Réalisateur : Makoto Nagahisa
- Pays d’origine : Japon
- Année de production : 2019
- Durée : 120 minutes
- Section : Compétition Cheval noir
No Future. Ce terme est habituellement associé au mouvement punk des années 1970-80, mais ce n’est pas tout. No Future, c’est aussi la musique 8-bit japonaise de la fin de notre décennie. C’est ce que nous apprend We Are Little Zombies, drame et film musical grandement inspiré des jeux vidéo de style RPG, où quatre enfants de 13 ans (interprété.es par Satoshi Mizuno, Sena Nakajima, Keita Ninomiya et Mondo Okumura) se rencontrent suite à la crémation de leurs parents respectifs. Ce quatuor en perte de sens, chez qui la rébellion et la solidarité sont les seules avenues possibles, forme alors un groupe de musique DIY qui les rend célèbres, mais cette célébrité ne constitue finalement que l’une des étapes dans une quête dont l’objectif final est plutôt de réussir à vivre pleinement leurs sentiments.
Les personnages évoluent ici dans un univers qui fonctionne à la manière d’un jeu de rôle : durant leur partie, illes seront amené.es à récolter des objets, à vaincre des ennemi.es et à découvrir de nouveaux territoires. Mais la réalité n’est jamais trop loin de la fantaisie : quand Hikari demande s’il est temps de sauvegarder, c’est sans hésiter que Ikuko lui répond: «No, it’s not how it works!» [« Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne ! »]. Cette courte ligne de dialogue illustre bien comment le réalisateur et scénariste Makoto Nagahisa (auteur du court-métrage And So We Put Goldfish in the Pool [2017]) réussit ici à construire un récit initiatique qui va au-delà de la dichotomie enfance/vie adulte. Le film aborde en effet des thèmes sérieux comme la mort, l’avenir et le bonheur, mais il le fait par l’entremise d’une imagination enfantine. De cette façon, les jeunes protagonistes parviennent à développer une vraie agentivité et une vision lucide de la réalité qui leur permettent d’être conscient.es des événements qui les entourent et de saisir toute la portée de leurs actions. C’est donc toujours en s’appuyant sur un argumentaire rationnel et un système de valeurs qui leur est propre qu’illes décident d’agir et de se révolter, de sorte que la perte de sens et l’insurrection ne constituent pas ici les actions d’une jeunesse irrationnelle, mais bien des réactions réfléchies face à l’absurdité du monde.
Ce contexte permet ici de développer une représentation en bonne et due forme de l’idéologie No Future, slogan de la branche nihiliste du mouvement punk. Les partisans de cette idéologie partagent un défaitisme envers l’avenir causé par une impossibilité de se reconnaître dans la société et donc de s’y trouver une place. Cette posture se matérialise dans un cynisme et un fort penchant pour la confrontation qui deviennent les moyens d’action utilisés pour critiquer les valeurs dominantes et l’organisation sociale. Dans We Are Little Zombies, c’est pour les mêmes raisons que les personnages se révoltent : illes ne croient pas que le monde a quelque chose à leur offrir et décident donc de laisser aller leurs désirs et leur individualité, qui entrent en contradiction avec les valeurs dominantes.
Celles et ceux qui connaissent la série Mother (1989-2015) reconnaîtront en visionnant le film l’esthétique pixélisée et colorée de ce type de jeux ainsi que l’humour noir qui le caractérise. Les décors, souvent complémentés d’effets vidéo, nous plongent dans une sorte de vieux jeu de Gameboy ou de Super Nintendo ; la division du film en chapitres participe aussi à ce parallèle, alors que la projection de sous-titres, les changements de lieux et les ambiances musicales variées qui accompagnent les différents chapitres permettent de créer une panoplie d’univers distincts. En plus de participer à la création des différentes atmosphères, le travail minutieux consacré à l’ensemble de la bande sonore nous fait vivre en outre plusieurs émotions, déclenchées par un paysage sonore et un bruitage tantôt dramatiques, tantôt comiques. Ajoutez à cela une pléthore de vidanges stylisées, symboles d’un recyclage productif d’éléments laissés-pour-compte, et vous avez We Are Little Zombies, un film où, à l’aide de la création artistique et de la révolte, quatre orphelin.es entreprennent une quête qui les mènera à vaincre les valeurs dominantes de la société japonaise au profit de leurs sentiments et de leur individualité. (Jean-Philippe Côté)