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28-04-2025 Vol 19

Festin gargantuesque d’actions et de paroles vers un équilibre salutaire dans Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel

La mission du Théâtre Denise-Pelletier est importante: matérialiser des classiques littéraires pour un jeune public, le plus souvent scolaire, qui, généralement, ignore à quoi s’attendre lorsque la pièce débute. Cette dernière doit, pour cette raison, obéir à deux impératifs opposés pour véritablement répondre à sa fonction. D’une part, le texte original doit être en quelque sorte dépoussiéré, réaménagé afin qu’il soit mieux compris – les réalités et le vocabulaire d’antan ayant quelque peu changé au cours des siècles –, de manière à rendre la pièce plus percutante et accessible. D’autre part, celle-ci doit garder intact l’essence du propos original pour qu’on puisse retrouver l’esprit de l’auteur. Il faut donc savoir se positionner harmonieusement entre deux pôles, et c’est parfois plus ardu qu’il n’y parait: ne pas être trop austère ou incompréhensible pour son public, éviter que la pièce ne devienne un prétexte pour seulement faire rire en dénaturant l’œuvre originale et respecter malgré tout l’intention première de l’auteur.e représente tout un défi. C’est ce que réussit à faire assez habilement la pièce Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel, écrite par Gabriel Plante et mise en scène par Philippe Cyr, présentée au Théâtre Denise-Pelletier du 26 septembre au 20 octobre 2018. C’est d’autant plus satisfaisant qu’elle porte sur l’œuvre de François Rabelais, grand auteur de la Renaissance et humaniste qui, par l’entremise de ses pièces, défendait l’importance d’une vie équilibrée (à travers des situations et des personnages démesurés).

L’affiche entre tradition et modernité. Crédit photo: Théâtre Denise-Pelletier
L’affiche entre tradition et modernité. Crédit photo: Théâtre Denise-Pelletier

Lorsque s’achève la pièce portant sur le géant Pantagruel – dont l’estomac devient ici le lieu de l’action dans lequel les personnages, au cours du récit, font tour à tour leur apparition en tombant, avalés – le spectateur constate que ce qui fait le corps de cette œuvre canonique constitue toujours un repas bien à propos. À travers les paroles de personnages diversifiés sont discutés des enjeux universels, dont certains ne manquent pas d’avoir des résonances vis-à-vis de notre monde contemporain: la gourmandise des mieux nantis; l’imaginaire de la fin et l’écologie (ce sont des arbres que la voracité insatiable du géant précipite sur la scène); l’intolérance, la barbarie humaine et les guerres; la précarité de la connaissance dans une société de consommation; etc. Le tout est porté par la magnifique narration de Dany Laferrière, qui incarne Rabelais, portant sa voix sans doute mieux que quiconque, l’écrivain contemporain possédant cette aura de sagesse que sa diction lente, chaude et profonde tend à accentuer.

Tout peut se retrouver dans l’estomac du géant. Crédit photo: La Bible Urbaine

Pourtant, la pièce offre également une multitude de péripéties loufoques et clownesques, produisant d’ailleurs de véritables tableaux en mouvement que le spectateur dévore des yeux, à partir du moment où un premier personnage est avalé. C’est ainsi que s’ouvre la pièce, avec la narration du personnage devant le rideau. Son magnifique et étrange costume (d’Elen Ewing) de savant pèlerin transporte le spectateur immédiatement à l’époque de la Renaissance. Ses plaintes apprennent à ce dernier que le savant est un spécialiste de la digestion, qui a donc entièrement dévoré son sujet et qui va être néanmoins avalé par le redoutable Pantagruel. L’œuvre offre fréquemment ces renversements avant tout langagiers – même si cela n’empêche nullement la présence d’oppositions visuelles que produit la mise en scène de Philippe Cyr. En effet, après le monologue initial quelque peu morose du personnage qui choisit d’être mangé  – il ne semble jamais bien agréable de savoir que son destin est d’être ingéré –, on bascule – c’est le propre des récits carnavalesques[1] – dans un décor surréaliste et idyllique (d’Odile Gamache) construit à partir des sucreries qu’a mangées le géant. Les personnages, installés confortablement dans l’estomac, sont en train d’apprécier et de commenter la douceur des plumes d’oisillons dont ils se servent pour «se torcher le cul».

Chez Rabelais, la vulgarité des plaisirs sensibles côtoie naturellement ceux de l’intellect. Les deux font partie de l’existence humaine et doivent pouvoir se développer pleinement afin de donner des êtres épanouis et équilibrés. Par la suite, le groupe de personnages revient sur certains passages du texte original de Rabelais (récités en vieux français), expliquant l’aspect ludique du choix des mots pour que le public puisse pleinement les savourer. De véritables accumulations sont également produites tour à tour par tous les personnages, qui listent ainsi le réel, tentant – assez vainement – de décrire entièrement l’univers dans lequel nous habitons. Ces jeux de langage typiques de la prose rabelaisienne se retrouvent aux côtés de la tradition beaucoup plus moderne du stand-up. Ainsi, à travers ces différentes formes d’humour, c’est un véritable questionnement sur le pouvoir du rire qui est présenté au public pour interroger les incertitudes de son époque. Il faut également mentionner qu’un professeur, qui semble étonnement contemporain, étudiant la littérature, a été littéralement dévoré par l’une des œuvres qu’il enseignait. Cet anachronisme plutôt paradoxal permet de vulgariser – ou digérer – l’auteur et un contexte sociohistorique remontant maintenant à presque un demi-siècle. Ainsi, tout converge vers l’estomac de Pantagruel de manière à donner la meilleure histoire possible, s’articulant autour du motif rabelaisien où les géants permettent de mieux représenter nos maux contemporains, mais aussi de les régler.

Stand-up en un lieu onirique. Crédit photo: Théâtre Denise-Pelletier

En ce sens, la finale de la pièce est profondément engagée. Il ne s’agit plus seulement de rêver l’utopie grâce au pouvoir de l’imaginaire – ou de s’en servir pour montrer les contradictions de son époque à travers les géantes aventures de Pantagruel –, mais également de prendre les moyens pour l’instaurer – ou, du moins, produire un monde plus juste, qui n’est pas noyé dans les maux rongeant présentement nos sociétés. Cette microsociété de quatre habitants doit parvenir à atteindre une certaine harmonie et affronter l’un des membres de leur communauté, dont les excès sont devenus une maladie illustrant la noirceur humaine: méchanceté pure, égoïsme, cynisme. Il est aussi agréable de voir qu’une pièce réfléchissant aux manières de rendre le monde meilleur inclut une diversité appréciable à l’endroit de ses comédien.nes. En effet, si on exclut le narrateur (présence désincarnée interprétée par une personne racisée), il est question d’un rapport paritaire. Ainsi, à travers ces mouvements de satisfaction et de désespoir, dont les éclairages (de Martin Labrecque) viennent d’ailleurs souligner la lumière ou la noirceur, à travers les aspirations élevées de l’intellect et le plaisir immédiat du sensible, à travers les divertissants jeux de langage et un humour plus populaire, appuyé et gestuel et, enfin, à travers tout ce qui constitue la complexité propre à la condition humaine, il devient possible d’imaginer fort sérieusement, tout en s’amusant, un monde – mais aussi une communauté – que les spectateurs se doivent de vouloir habiter dès à présent.

L’éclairage, permettant d’accentuer l’intensité de l’imaginaire de la fin. Crédit photo: Théâtre Denise-Pelletier

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La pièce Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel était présentée du 26 septembre au 20 octobre 2018 au Théâtre Denise-Pelletier.


[1] Inspiré du carnaval au Moyen Âge, le récit carnavalesque a été théorisé en grande partie par Mikhaïl Bakhtine. Il se construit dans une logique de renversement: ce qui est était en haut (l’intellect, la noblesse, les classiques littéraires, l’ordre divin) se retrouve en bas, et ce qui était en bas (le corps, la plèbe, la culture populaire, le chaos des masses), en haut. Il est ainsi possible de remettre en question les hiérarchies institutionnalisées et penser plus librement. Ceci est représenté par la forme circulaire qu’on retrouve fréquemment à l’intérieur du récit carnavalesque. Parmi les grandes caractéristiques, il y a la présence du bas corporel, de démesure (tant dans la forme que le contenu) et les travestissements.

Article par André-Philippe Lapointe.


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