Pour cette première partie de sa couverture de la très réussie 47e édition du Festival du nouveau cinéma, Julien Bouthillier vous propose les critiques des films suivants:
- Le Livre d’image. Jean-Luc Godard
- Climax. Gaspar Noé.
- Touch me not. Adina Pintilie
- Mad Dog Labine. Jonathan Beaulieu-Cyr et Renaud Lessard
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Le Livre d’Image — Jean-Luc Godard
Quatre ans après le lumineux Adieu au Langage, le vénérable doyen (à 87 ans passés) de la Nouvelle-Vague est de retour avec Le Livre d’Image, une œuvre caractéristiquement oblique (ou hermétique, c’est selon), où le cinéaste poursuit une exploration (autant qu’une critique) du cinéma commencée il y a 60 ans avec des films tels qu’À bout de souffle, Pierrot le Fou et Le Mépris — autant de films passant aujourd’hui pour d’humbles films étudiants en comparaison de ce qui allait suivre. Qu’il suffise de dire que le spectateur ayant décroché après Week-End n’est pas prêt de revenir.
Si les précédents Adieu au Langage et Film Socialisme opéraient encore sous l’impulsion d’une histoire (pour aussi incompréhensible et décousue soit-elle), Le Livre d’Image se range résolument sous les auspices d’un cinéma « expérimental » non narratif, consistant essentiellement en un assemblage de clips cinématographiques et d’actualité (évoquant une démarche similaire à celle du fameux Histoire(s) du cinéma), accompagné d’une narration caractéristiquement décalée de Jean-Luc Godard. Le prologue annonce un film en cinq parties, « comme les cinq doigts de la main ». Fidèle à lui-même, Godard brise ses propres règles en introduisant comme un chien dans un jeu de quilles un troisième acte consistant en une exploration du monde arabe contemporain (superbement capturé par Fabrice Aragno, directeur photo de Godard depuis 2010), évoqué à travers le récit du royaume fictif de Dofa.
Le Livre d’Image s’inscrit dans une continuité logique certaine avec le précédent Adieu au Langage : l’invitation qui y était lancée à une compréhension du monde « par les mains » (c’est-à-dire par le geste, l’action, le toucher) se poursuit ici (un des tout premiers plans montre un homme travaillant sur des bobines de pellicule comme un peintre travaillerait sur ses couleurs) avec une série de « remakes/rime make ». Dans ceux-ci, Godard, puisant dans un vaste répertoire cinématographique (allant de Buster Keaton à Michael Bay, en passant par des extraits de ses propres films) procède à un jeu de reconfiguration par le montage, introduisant noirs, silences, couleurs sursaturées ou au contraire atténuées pour produire une série d’effets. Le ton est parfois facétieux, parfois mystifiant — là où trop souvent la technologie donne une impression de froideur robotique, les manipulations du Livre d’Image semblent s’animer à l’écran comme autant de toiles impressionnistes, tenant autant de Brakhage que de Monet. Rempli d’imperfections, de coupures et de décalages, le montage donne cette impression du travail manuel, du bricolage, à des kilomètres d’une manipulation purement synthétique et calculée. Le résultat n’en est que plus frappant, encore que certains raccords soient pour le moins obscurs. On retiendra entre autres ces images de films guerriers (on croit reconnaître Black Hawk Down et 13 Hours, entre autres) accolées à des clips d’actualité montrant les exactions perpétrées par l’ISIS ou encore les bombardements en Iraq et en Syrie. Réalité et fiction se mélangent, au point d’en devenir presque indissociables – mais y’a-t-il encore un pan de la réalité qui n’ait pas été exploré, voir épuisé par le cinéma? Le constat est indubitablement critique, et Godard lui-même ne s’épargne pas, à en juger par l’inclusion d’extraits de ses propres films.
Sans surprise, Godard (dont la voix, plus que jamais chevrotante et marquée par le temps, se fait entendre aux quatre coins de la salle de cinéma, grâce à un mixage sonore des plus réussis) reste pour le moins opaque sur les intentions et desseins au cœur de ses images — on peut néanmoins spéculer que le film agit comme une mise en garde sur le pouvoir quasi religieux qu’ont acquis les images dans nos sociétés contemporaines (là où on ne veut plus être Faust, seulement roi), la dilution de la réalité dans un monde gouverné par le spectacle et la représentation. Après les livres de Lois, Bibles, Torah et autres Coran, dominés par le mot, voici venir « Un livre d’image ». Images loin d’être sans conséquence : « La représentation est un acte de violence contre l’objet de représentation » dit Godard dans le segment sur le monde arabe, faisant écho à la pensée d’Edward Saïd et illustrant l’impact concret des images sur les populations marginalisées de cet « orient » encore et toujours mythifié (et simultanément démonisé) dans la conscience occidentale.
Le Livre d’Image a quelque chose de désespéré, sans l’exutoire de la corporalité et du rapport à la nature qui étaient au cœur de Adieu au Langage. « L’extinction de masse des espèces n’est qu’un bref événement » dit Godard, plus que jamais pessimiste face à la continuité de l’espèce humaine – qui ne le serait pas? Pessimiste, mais pas tout à fait dépourvu d’espoir : presque en guise de conclusion au film, il ajoute « La tristesse ne pourra pas changer le monde » — autant un constat de défaite qu’un appel à un combat renouvelé (il est, après tout, « toujours du côté des bombes »).
À la toute fin du film, suivant un exhaustif inventaire de toutes les citations filmiques, musicales et littéraires, le film se conclut par une scène, particulièrement forte, tirée du Plaisir de Max Ophüls. On y voit un homme danser jusqu’à l’épuisement, tournoyant furieusement sur lui-même avant de s’effondrer au sol, vaincu. Bien qu’il serait facile d’y voir là la dernière bravade d’un des derniers monuments du cinéma mondial, cette image, aussi mélancolique qu’inquiétante, semble dépasser la simple personne de Godard et nous lancer un avertissement à nous tous, qui poursuivons notre danse effrénée, prisonniers des images, alors même que Rome est en proie aux flammes.
Notre civilisation n’aura ni ruines grandioses ni légendes — elle n’aura que les images.
Climax — Gaspar Noé
Trois ans après l’audacieux mais inégal Love, Gaspar Noé (Irréversible, Enter the Void, Seul contre Tous) revient avec Climax, nouvelle décharge visuelle psychédélique. Dépouillant encore davantage une formule déjà assez mince, Noé propose un film-expérience dont l’intrigue se résume largement à son synopsis. Dans un pensionnat perdu dans les montagnes, une troupe de danseurs et danseuses célèbrent la fin de leurs répétitions autour d’un bol de sangria. Leur ivresse, d’abord bon enfant, prend progressivement une tournure bizarre. La vérité finit par sortir : quelqu’un a mis du LSD dans leur sangria.
Le cinéma de Gaspar Noé a depuis ses débuts été un cinéma de l’expérience, films digérés davantage qu’ils ne sont intellectualisés. Climax ne fait pas exception, tenant davantage de la transe que du récit. On n’ira en effet pas chercher trop de profondeur dans les conversations vaseuses des personnages (pour la plupart décérébrés, sadiques, machos et franchement insupportables, ce qui semble être une constante du cinéma de Gaspar Noé, allez savoir pourquoi), davantage destinés à être des incarnations que des personnages de chair et d’os auquel le public serait destiné à s’attacher.
Filmé en de longs plans séquence passant méticuleusement au crible l’espace du pensionnat (fascinant terrain de jeu dont l’espace est superbement découpé par la caméra agile de Benoît Debie), suivant l’un ou l’autre des personnages pris de folie, Climax propose une expérience sensorielle hors du commun, rythmé par une bande-son électronique musclée, dont les pulsations ajoutent au sentiment d’ivresse du spectateur, qui vit le film davantage comme un participant que comme un témoin distant.
Climax, à bien des égards, semble tenir du mystère dionysiaque ou de la bacchanale, dans leur mélange de fureur, danse, transe, sexualité, cris et substances hallucinogènes. L’idée d’employer des danseurs se révèle des plus judicieuses, permettant à Noé d’explorer la danse sous son angle rituel, alors même que les flamboyantes chorégraphies méticuleusement calculées des scènes d’ouvertures laissent de plus en plus place à un tournoiement aussi furieux que désordonné, autant de la part des danseurs (dont on ne se lasse pas de regarder les prouesses physiques) que de la mise en scène, plus éclatée que jamais. On sent bien l’influence de Zulawski (une scène particulière rend un hommage senti aux crises hystériques d’Isabelle Adjani dans Possession), mais nous sommes définitivement dans le territoire privilégié de Gaspar Noé, avec un résultat plus hypnotique que jamais, dont il est impossible de détacher les yeux. La pièce de résistance est un plan-séquence d’une dizaine de minutes où la caméra, à l’envers, explore au ras du sol les agitations spasmodiques (ou sexuelles) des différents protagonistes dans une pièce désormais éclairée par une lumière rouge pulsante rappelant les ambiances organiques anxiogènes de Irréversible.
Gaspar Noé l’a compris, toute poésie doit côtoyer aussi bien la mort que la vie – la fureur de vivre des danseurs et danseuses ramène systématiquement au sentiment d’une perte cruelle et d’une mélancolie profonde (le livre Suicide – Mode d’emploi est placé en évidence dans la scène d’ouverture, tout comme une copie VHS de Salo ou les 120 jours de Sodome), tout comme le bonheur d’Irréversible est condamné à laisser place à l’horreur, la passion de Love au dégoût, etc. Personne ne ressort indemne de Climax — dans cet exercice dépouillé, d’une certaine façon minimaliste, Gaspar Noé tisse quelque chose proche du récit originel, une histoire de régression de l’humanité à sa plus sauvage et cruelle animalité. Alors qu’il fut souvent accusé (non sans fondement) de faire de la provocation vide et dénuée de profondeur, c’est bien en dépouillant au maximum son appareil narratif qu’il est parvenu à faire son œuvre la plus poétique à ce jour.
Touch me not – Adina Pintilie
Gagnant du prestigieux Ours d’Or du Festival de Berlin, Touch me not de la Roumaine Adina Pintilie propose une exploration franche, sensuelle et inédite de la sexualité. Avec tendresse, introspection et candeur, le film, sous le mode d’une singulière docufiction, met en scène le regard d’Adina Pintilie sur trois personnages, Laura (une femme dans la cinquantaine ayant un problème avec l’intimité), Thomas (un homme début trentaine ayant perdu toute pilosité durant l’adolescence et obsédé par une femme qu’on présume être son ex) et Christian (un homme atteint d’atrophie musculaire fréquentant des bars BDSM). Au fil d’échanges, de rencontres et de dialogues, ces personnages explorent leur rapport non seulement à leur propre sexualité, mais à celle de leur prochain.
Sous une apparence des plus minimalistes (la quasi-totalité du film prend place dans une série de pièces blanches et dépouillées, dont la fonction n’est jamais clairement définie), Touch me not cache une mise en scène retorse et inventive, mélangeant documentaire, processus de distanciation et mises en abime. Le dispositif de Touch me not se montre d’une transparence assez troublante — la caméra d’Adina Pintilie étant littéralement mise en scène, tout comme la réalisatrice elle-même, apparaissant le plus souvent à travers un moniteur, surveillant avec bienveillance les divers développements de son propre film, à la fois témoin et instigatrice. Si le dispositif filmique est transparent, les personnages le sont moins, et sont entourés par une certaine opacité, brouillant les frontières entre eux et les comédien.nes les incarnant (et portant le même nom, soit dit en passant). L’information n’est donnée qu’au compte-goutte, et, plus souvent qu’autrement, on laisse le soin au spectateur de reconstituer le puzzle, fait de non-dit, d’allusions et d’images furtives.
Laura Benson occupe sans conteste le rôle le plus captivant du film, déambulant de rencontre en rencontre à la recherche de son identité. Elle fait entre autres la rencontre d’une femme trans, qui lui raconte sans ambages son rapport à la sexualité, à son corps et à l’Autre. Tout aussi intéressante, sa rencontre avec une sorte de thérapeute sexuel, qui lui propose différentes techniques (allant du câlin à de légers coups de poing sur le plexus, en passant par le cri primal et les larmes) pour surmonter ses blocages. Ces séances seront l’occasion du début d’une libération chez Laura, qui a quelque chose de contagieux et invite le spectateur à reconsidérer son propre rapport au corps et à la sexualité. Filmées avec simplicité et évitant tout voyeurisme ou sensationnalisme, ces scènes, pas plus sulfureuses que cliniques (malgré leur sujet), ont en elles quelque chose de très apaisant, voir méditatif, qu’on ne s’attendrait pourtant pas à voir dans un film consacré à la sexualité.
La même chose peut être dite de la relation entre Thomas et Christian. Leur relation, d’abord timide, se transforme vite en une solide complicité, à travers laquelle leur sexualité respective sera dévoilée, avec franchise et respect. La capacité à saisir ces nuances et textures des relations entre les différents personnages malgré une approche stylistique minimaliste a quelque chose d’assez remarquable, et témoigne d’un œil aiguisé de la part de la réalisatrice, qui signe un premier long-métrage en tout point remarquable.
On peut certes reprocher au film de s’étirer plus longtemps que nécessaire — dans le dernier tiers, certains des échanges commencent à se répéter et plusieurs séquences plus bavardes détonnent à des moments où le silence aurait sûrement été plus approprié. Le film n’échappe également pas à quelques facilités de thérapies psycho-pop, qui aseptisent un sujet qu’on ne saurait réduire à une pensée magique. Malgré tout, on ne peut que saluer le travail d’Adina Pintilie, qui ose faire les choses différemment et propose une approche nouvelle à la représentation de la sexualité au grand écran. Avec des personnages attachants et traités sur un pied d’égalité dépourvu de toute condescendance ou mièvrerie, Pintilie prouve que le besoin de connexion, d’attache et d’amour ne connaît de frontières que celles qu’on s’impose.
Mad Dog Labine – Jonathan Beaulieu-Cyr et Renaud Lessard
Là où il y a quelques années encore, les récits du « conflit avec le père » occupaient une partie prépondérante du cinéma, voir de l’inconscient québécois (au point d’être devenu le cliché de toute conversation sur notre cinématographie nationale), on voit désormais, avec la nouvelle vague de cinéastes envahissant nos écrans, une nouvelle tendance se dessiner. Écartant les intrigues urbaines en faveur d’un regard sur la région et la banlieue, le plus souvent à travers les yeux d’un.e adolescent.e luttant contre l’ennui, le désir de changement (le plus souvent symbolisé par un déménagement imminent) et la solitude. À chaque génération ses obsessions. Parmi la vague de films traitant du sujet sortis dans les dernières années (on citera épars Marécages, Le Bruit des Arbres, Jo pour Jonathan, Tu dors Nicole et La Disparition des Lucioles), difficile de se démarquer et de ne pas devenir « un autre film sur des jeunes qui s’ennuient », célébration vaine d’une apathie indolente et nombriliste. C’est pourtant le défi relevé par Jonathan Beaulieu-Cyr et Renaud Lessard dans leur long-métrage Mad Dog Labine, insufflant énergie, humour et chaleur dans un genre commençant déjà à être usé.
Au cœur du récit, l’amitié de Lindsay Labine (aussi connue sous le nom de guerre de Mad Dog Labine) et Justine (Justice de son vrai nom), deux adolescentes rebelles vivant dans Pontiac, région méconnue du Québec mais pourtant remplie de charme, comme le spectateur va vite l’apprendre. Autrefois plaque tournante de l’industrie du bois, la région de Pontiac, comme bien d’autres régions, vit un déclin tranquille alors que les emplois disparaissent et que la population s’exile vers les grands centres. Seule la chasse suscite encore un engouement populaire, si on se fie à la très réussie séquence d’ouverture (évoquant les belles heures du cinéma direct) mettant en scène une messe dédiée aux chasseurs et à leurs armes. Après avoir été exclue de la chasse par son père (Emmanuel Bilodeau), Lindsay est forcée de trouver une autre façon de tuer le temps : avec Justine, elle achète illégalement des gratteux et, à sa grande surprise, découvre qu’elles sont maintenant les heureuses gagnantes de 10 000 $. Il ne reste maintenant qu’à encaisser ce fameux gratteux sans attirer l’attention…
Sur cette prémisse simple, les cinéastes déploient tous leurs efforts à produire un film se démarquant de la masse et étant fidèle à la réalité de la région. S’il est vrai que l’histoire nous amène en terrain assez connu (voir convenu), force est de constater que les cinéastes l’entourent d’assez de folie et de trouvailles pour créer la surprise. On notera par exemple, plusieurs courtes scènes documentaires greffées au récit, qui, sans apporter grand chose, confèrent une certaine touche d’authenticité. On retiendra plus particulièrement les hilarantes (mais informatives!) perles de sagesse disséminées par un jeune garçon (Pascal Beaulieu, dont le parler coloré évoque, intentionnellement ou non, le non moins truculent enfant au PFK de Pea Soup) depuis son bateau de pêche.
Le rapprochant des productions récentes tel que Prank, Mad Dog Labine se permet également une généreuse dose d’humour, misant sur des dialogues mordants et les personnalités colorées des habitants de la région (une vieille dame excentrique, une caissière de dépanneur grincheuse). Ces personnages sont solidement incarnés par une distribution faisant la belle part aux acteurs et actrices non professionnels de la région. Dans le rôle de Lindsay, la jeune non-professionnelle Ève-Marie Martin est criante de vérité, tantôt frondeuse, tantôt fragile, tout comme Zoé Audet dans le rôle de Justine. La distribution compte également quelques visages plus connus, notamment Sébastien Ricard, assez amusant dans le rôle du père hippie de Justine et Julien Poulin, qui prête sa voix apaisante au rôle à un animateur de radio passionné de chasse et pêche. S’il devait envisager un changement de carrière, son succès est assuré.
Incontestablement, Mad Dog Labine porte en lui la « couleur » unique du Pontiac. Jonathan Beaulieu-Cyr et Renaud Lessard en font un portrait à la fois comique et dramatique, suscitant les sourires tout en nous rappelant la situation très précaire de ces communautés et cultures menacées par une modernité de plus en plus urbaine et étouffante. Une des belles surprises du cinéma québécois de 2018.
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Le Festival du nouveau cinéma a eu lieux du 3 au 14 octobre 2018. Vous pouvez consulter le palmarès ici. Ne manquez pas le reste de notre couverture, à paraître dans les prochains jours!