Pour cette deuxième et dernière partie de sa couverture de la très réussie 47e édition du Festival du nouveau cinéma, Julien Bouthillier vous propose les critiques des films suivants:
- Genèse de Philippe Lesage
- Happy Face de Alexandre Franchi
- Les Salopes ou le sucre naturel de la peau de Renée Beaulieu
- Cutterhead de Rasmus Kloster Bro
- Dark de Paul Schrader
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GENÈSE – Philippe Lesage
Il était déjà l’auteur des Démons, l’un des plus innovateurs et fascinant film québécois des 10 dernières années – Philippe Lesage revient en force avec Genèse, récit initiatique aussi déchirant que puissant qui s’est mérité la Louve d’Or à la plus récente édition du Festival du Nouveau Cinéma.
Reprenant thématiquement là où Les Démons nous avait laissé, Genèse suit le parcours de trois adolescents: Guillaume Bonnet (Théodore Pellerin), sa demi-sœur Charlotte (Noée Abita) et le plus jeune Félix (Édouard Tremblay-Grenier, occupant le même rôle qu’il avait interprété dans Les Démons). Si Les Démons montrait le monde à hauteur d’enfant, jouant sur l’intériorité, l’observation et les silences, Genèse est résolument campé dans l’adolescence, avec ses échanges parfois acerbes, ses jeux de séduction, ses désirs inarticulés, ses pertes. Si les trois personnages évoluent sur des parcours séparés (seul Guillaume et Charlotte se croiseront brièvement), ils sont unis par le même besoin d’amour et leur refus de renoncer à la vérité de leur sentiment. Ainsi, dans le pensionnat où il fait ses études, Bonnet, malgré que sa nature rebelle et son charisme le rendent superficiellement populaire (autant auprès des élèves que des enseignants), se sent désespérément seul et tente de comprendre la nature de ses sentiments pour son meilleur ami. Charlotte, coincée dans une relation trop confortable avec son petit ami indolent (Pier-Luc Funk), cherche à vivre sa liberté dans une relation avec un homme plus expérimenté (Maxime Dumontier). Quant à Félix, c’est les émois d’un tout premier amour qu’il vit dans un camp d’été, au profit d’une rencontre fortuite avec Béatrice (Émilie Bierre).
Genèse se présente en l’essence comme un diptyque: une première partie concentrée sur les chemins parallèles de Charlotte et Bonnet, et une deuxième partie concentrée sur Félix. Ce choix artistique, initialement mystifiant, se révèle à posteriori comme participant directement au sens du film, chaque partie venant à la fois annuler et compléter l’autre. En effet, là où le premier acte se concentre sur la désillusion cruelle des deux personnages face au monde adulte, le tout situé dans un environnement dur et hostile (le milieu quasi-carcéral du pensionnat pour Bonnet, la beauté trompeuse du milieu urbain pour Charlotte), le deuxième acte effectue une sorte de retour en arrière, nous ramenant à la préadolescence, dans le décor quasi-idyllique d’une colonie de vacances où Félix fait la rencontre de Béatrice (référence dantesque, s’il en est une). Là où le pensionnat était le théâtre de traîtrise, d’hypocrisie et d’une oppression à peine voilée, la colonie passe pour un milieu où l’idéalisme et l’espoir de Bonnet et Charlotte auraient encore eu une chance d’exister (un lien symbolique est établi entre les deux chapitres par une chanson à répondre entonnée dans leur ouverture respective). Ailleurs, une telle vision idyllique aurait pu paraître mièvre ou forcée – ici, elle ne permet que de prendre acte de l’inéluctabilité de la violence dépeinte dans la première moitié du film (violence culminant par deux scènes traumatiques vécues par les personnages). L’absence même de toute violence ou cruauté de ce dernier chapitre ne fait qu’en renforcer la menace, et rend au premier amour de Félix toute sa mélancolie. Le jardin d’Éden et la Chute de l’Homme. Les personnages de Genèse refusent de devenir cet autre monstrueux – ils ne peuvent dès lors qu’être sa victime.
Comme dans Les Démons, l’adulte, vu à travers les yeux de l’enfant, est un être tantôt intrigant, tantôt fascinant, mais se révélant bien souvent décevant, hypocrite, torturé ou même dangereux. Qu’il s’agisse de la mère alcoolique d’un ami, d’un professeur pompeux et arrogant (Paul Ahmarani), d’un petit ami manipulateur ou encore d’un surveillant (Guillaume Laurin) prenant un plaisir malsain à humilier les élèves, les adultes sont loin d’être les super-héros adulés pendant l’enfance (mais déjà Les Démons faisait voir toutes les fissures dans cette illusion) – ils sont une fois de plus montrés dans toute leur faiblesse et leur incohérence. On reconnaît là l’influence de Salinger, dont on cite le célèbre Catcher in the Rye, roman phare de la jeunesse refusant le compromis traumatique de la maturité, mais surtoyt Franny & Zooey, dont le film reprend la structure en diptyque et l’allégorie religieuse.
Pour travailler ce scénario touffu et ambitieux, Philippe Lesage s’est une fois de plus très bien entouré. La direction photo de Nicolas Canniccioni (X500, Les Démons, Ceux qui font les révolutions à moitié n’auront fait que se creuser un tombeau) est élégante, sans tomber dans l’excès – sa caméra se fait tantôt mobile, le temps de lancinant plan-séquence, tantôt cruellement fixe, captant sans se détourner des moments à donner froid dans le dos. Les acteurs, dirigés de main de maître, offrent un jeu direct, sincère, dénué de tout affect ou complaisance – on ne regarderait le film que pour eux. Le désormais très connu Théodore Pellerin (Chien de Garde) montre une fois de plus l’étendue de son talent (il s’est mérité le prix de l’interprétation au palmarès du Festival), tout comme Noée Abita, tout à fait lumineuse, et Édouard Tremblay-Grenier : des visages qu’on espère revoir le plus tôt possible sur nos écrans. Là où la mise en scène des Démons carburait à une certaine distanciation, faite de silence et de cadrages anxiogènes, Génèse apparaît comme une œuvre beaucoup plus accessible, voir pop (incarné par la planante Outside du groupe TOPS, leitmotiv musical du film), sans rien sacrifier à la profondeur de son propos ou à une certaine éthique de la mise en scène.
Tout comme ses personnages, Lesage refuse les compromis, les facilités ou les demi-mesures – son film n’en est que plus juste. Les Démons avait placé la barre était très haute, et Philippe Lesage est parvenu à excéder nos attentes. En à peine trois-long métrage de fiction, il se confirme déjà comme un cinéaste québécois incontournable, affichant déjà la profondeur et la maîtrise du langage cinématographique d’un grand maître. Si vous n’avez qu’un film québécois à voir cette année, choisissez celui-ci.

Genèse– Philippe Lesage (Source : IMDb)
HAPPY FACE – Alexandre Franchi
Révélé au public québécois en 2009 avec The Wild Hunt, Alexandre Franchi proposait cette année au Festival du nouveau cinéma Happy Face, ode sentie à l’ouverture et à l’acceptation de la différence. Situé dans les années 90, le film met en vedette Robin l’Houmeau dans le rôle de Stan, un jeune adolescent montréalais menant une vie assez banale, entre parties de Donjon & Dragon et procrastination quant à son avenir. Alors que sa mère termine dans l’agonie son combat avec un cancer particulièrement vicieux, Stan, désemparé et sans ressource, voit s’effriter le lien qui l’unissait avec son être le plus cher. Cherchant à apprivoiser cette différence qui l’éloigne de sa mère, il décide d’infiltrer un groupe de soutien pour des personnes défigurées, enveloppant son visage sous d’épais bandage pour passer pour l’un d’entre eux. Voyant que la thérapie de la psychologue Vanessa (Debbie Lynch-White) échoue à faire sortir les patients de leur bulle et affronter une société aussi dure que fermée, Stan propose au groupe sa propre version de la thérapie.
Avec cette prémisse mélangeant autant la psycho-pop ingénue de One flew over the cuckoo’s nest que la bizarrerie crue de Chuck Palahniuk (Fight Club), Alexandre Franchi s’attaquait à une entreprise risquée, toujours sur le point de tomber dans l’exploitation ou le sentimentalisme. Pari pourtant relevé – Happy Face surprend, proposant derrière les apparences un film assez tendre, sinon naïf. Le succès du film repose en partie sur un scénario mélangeant pathos et un certain humour bon enfant, mais surtout sur la présence d’un casting de premier ordre. Qu’on se rassure: on ne trouvera aucun acteur célèbre grimaçant sous d’épaisse couche de maquillage. Le casting est en effet entièrement composé de comédiens et comédiennes réellement « défigurés » : David Roche, E.R Ruiz, Alison Midstokke et Cindy Nicholsen, pour ne citer que les principaux. On ne peut qu’être frappé par leur naturel (beaucoup sont des acteurs non-professionnels : certains sont en fait des conférenciers visitant les écoles pour informer les étudiants sur leur réalité), leur charisme et leur volonté de se mettre à nu (le réalisateur a confirmé en période de question que le scénario avait été en parti ré-écrit pour y intégrer leurs expériences personnelles). Ils parviennent en outre à élever ce qui aurait pu être un exercice d’apitoiement en une œuvre aussi amusante que frondeuse, portant un regard humain sur des gens trop souvent isolés dans leur différence. Dans le rôle de « chef » attitrée du groupe, Debbie Lynch-White tire bien son épingle du jeu, capable de jouer autant l’autorité que la vulnérabilité (certaines scènes semblent faire écho au harcèlement dont elle-même a dû faire les frais), tout comme Robin l’Houmeau, tantôt rebelle à la Jack Nicholson, tantôt adolescent désemparé face à la mortalité de sa mère.
Malgré le respect évident avec lequel il aborde son sujet, le film n’échappe pas aux écueils d’une pensée pop gommant parfois certaines subtilités. En effet, en dépit du portrait nuancé des différents personnages du groupe (Franchi et la co-scénariste Joelle Bourjolly évitent d’ailleurs judicieusement de faire un portrait trop angélique, et montrent les parts d’ombre de chacun), on ne réussit pas tout à fait à échapper à la figure presque messianique du personnage de Stan, venu libérer les patients sans défense d’un traitement psychologique aux relents de totalitarisme à l’aide d’une bonne dose de rébellion à la One flew over the cuckoo’s nest. De fait, le discours de Stan retombe souvent dans un collage de platitudes sur l’importance de s’accepter, discours qui passe un peu à côté de la tension de la différence au cœur du sujet. On trouve dans l’ensemble le film un peu trop sage, refusant (peut-être par excès de pudeur) d’aller jusqu’aux limites de son sujet, malgré que les scènes finales promettent quelque retournements intéressants mais qu’on aurait aimé voir davantage exploré – on mentionnera à ce sujet la fin un peu abrupte du film, notamment un épilogue quelque peu hors-propos – on dirait presque une punchline – sur l’arrivée d’internet (l’histoire est située dans les années 90) et les espoirs (rapidement déçus!) que cette innovation avait suscitée.
Version pop et feel good du grandiose Chained for Life d’Aaron Schimberg (présenté cet été au Festival Fantasia), Happy Face demeure une œuvre sincère et assumée, manifestement guidé par des sentiments qu’on ne saurait condamner. Franchi signe une mise en scène efficace et haletante, passant avec aise de la comédie au pathos. S’il n’a pas tout à fait la maîtrise et la profondeur d’Aaron Schimberg (qui osait confronter la tension inévitable de toute relation avec « L’autre »), son film peut néanmoins se targuer d’avoir pu emmener dans le cinéma grand public un casting généralement délaissé ou rangé dans les rôles de monstres et autres « étranges » inspirant davantage la pitié qu’une authentique compassion. Son regard humain sur ces personnages et leurs rêves saura sans aucun doute charmer un large public et, espérons-le, changer au passage quelques perceptions.

Happy Face – Alexandre Franchi (Source : IMDb)
LES SALOPES OU LE SUCRE NATUREL DE LA PEAU — Renée Beaulieu
Marie-Claire (Brigitte Poupart) est une dermatologue gagnant sa vie comme enseignante et chercheuse. Mariée à Adam (Vincent Leclerc) et mère de deux enfants (Romane Denis et Joseph Delorey), elle mène une vie professionnelle et familiale rangée, tout en entretenant des relations avec de nombreux amants, que ce soit un inconnu rencontré dans un bar (Paul Amharani) ou un collègue de travail (Normand d’Amours). L’ambitieux projet de recherche proposée par une de ses étudiantes (Charlotte Aubin), l’étude des effets de l’amour et du désir sur les cellules de la peau, se positionne au cœur de son rapport libéré à la sexualité, qui va néanmoins se retrouver sous pression suite à une série d’événements inattendus.
Pour ce deuxième long-métrage, la réalisatrice et scénariste Renée Beaulieu (on lui doit notamment Le Garagiste et le scénario du Ring d’Anaïs Barbeau-Lavalette) tente de brosser le portrait d’une sexualité féminine libre et décomplexée, en dehors des tabous. On lui concède volontiers cette liberté (somme toute rafraîchissante dans notre paysage cinématographique encore frileux) — malheureusement, le film ne se révèle pas à la hauteur de son synopsis.
Le ratage principal semble s’être produit à l’étape scénario – mélangeant maladroitement les trop nombreuses pistes narratives (les recherches de Marie-Claire, l’éveil sexuel précoce de sa fille, ses relations extraconjugales, les avances d’un de ses étudiants (Pierre Kwenders), la crise de la quarantaine de sa meilleure amie Mathilde (Nathalie Cavezzali), etc.) sans qu’une tension ou nœud dramatique convaincant n’émerge. La constellation de personnages secondaires, pour la plupart unidimensionnels et affublés de très mauvais dialogues, peinent à susciter l’intérêt, quand ils ne sont pas tout à fait superflus, notamment le personnage de Mathilde, qui tient carrément de la caricature. On ne peut s’empêcher de penser qu’une intrigue unique et resserrée aurait grandement aidé ce film qui semble errer sans but pendant une heure et demie. Même la piste des recherches dermatologiques de Marie-Claire, qu’on croyait pourtant être la ligne directrice du récit (et nous faisait agréablement flirter avec un cinéma du corps à la In my skin de Marina de Van), finit par se retrouver complètement écartée au profit d’intrigues secondaires dont on peine à trouver l’intérêt.
Au niveau du propos, le grand éclatement des tabous annoncés par la scène d’ouverture (une scène de sexe torride chez un vétérinaire, sur fond de musique tribale) n’arrive jamais. Malgré la profusion de chair et de sexe montrés à l’écran, le film reste plutôt sage, et sa sexualité, aussi décomplexée et libre soit-elle, reste largement dans le cadre hétéronormatif, sans qu’on ait l’impression que quoi que ce soit de nouveau, provocant ou inédit ait été amené. Un aparté au mieux maladroit, au pire terriblement mal avisé sur les relations professeurs-élèves et les abus sexuels en milieu universitaire laisse un très mauvais goût dans la bouche avec son consternant manque de tact et de profondeur.
La mise en scène ne séduit pas davantage, manquant cruellement de vigueur ou d’énergie. Les nombreuses séquences oniriques (mettant en vedette une Marie-Claire nue et dans les bras d’hommes musclés et virils) sont plutôt maladroites, quand elles ne tiennent pas tout simplement du cliché (Marie-Claire émergée dans une baignoire symbolisant son intériorité étant le plus irritant de ces poncifs).
On reconnaîtra tout de même l’aplomb de Brigitte Poupart dans le rôle principal (dans ses meilleures scènes, son jeu froid et distancié évoque Isabelle Huppert dans La Pianiste), qu’elle incarne avec une force et une autorité naturelle. Ses partenaires de jeu (Vincent Leclerc, Normand d’Amours et Romane Denis, plus particulièrement) apportent eux aussi leurs talents au film.

Les Salopes ou le sucre naturel de la peau – Renée Beaulieu (Source : Festival du nouveau cinéma)
CUTTERHEAD – Rasmus Kloster Bro
Au plus profond de la terre, des ouvriers s’activent. Un massif projet de transport métropolitain, dont la construction mobilise une équipe d’ouvriers venant des quatre coins de l’Europe. La photographe Rie (Christine Sonderris) débarque dans ce milieu exclusivement masculin armée de sa caméra et de sa candeur, avec comme mandat de documenter l’opération à travers des portraits des ouvriers. D’abord traitée avec méfiance, elle finit par se rapprocher de deux ouvriers, le croate Ivo (Kresimir Mikic) et l’érythréen Bharan (Samson Semere), deux immigrants travaillant sur le chantier pour supporter leurs familles restées dans leur pays d’origine. Alors que les deux hommes s’engagent dans le sas de décompression pour aller effectuer des réparations sur la tête de la foreuse (le « cutterhead » du titre), l’impensable arrive: un accident, littéral « act of God », survient, entraînant un incendie et une fuite de gaz. Rie se trouve enfermée (puis oubliée) dans une minuscule baie médicale, adjacente au sas de décompression où Ivo et Bharan sont enfermés. Au prix de terribles efforts, elle parvient à les rejoindre – mais le cauchemar ne fait que commencer alors que l’air commence à se faire rare …
Sur ce synopsis typique de film catastrophe, Rasmus Kloster Bro et son co-scénariste Mikkel Bak Sorensen proposent un huis-clos des plus étouffants, enfermant le spectateur.trice dans l’enfer vécu par les trois personnages. Aucune coupe vers l’extérieur, aucun aperçu des hypothétiques missions de sauvetage organisées pour venir les sauver – les personnages et le spectateur.trice sont laissés à eux-mêmes, enfermés dans une pièce minuscule faisant à peine 12 mètres carré: on ne sait même pas ce qui a causé l’accident. Le choix de s’écarter des effets spectaculaires du film catastrophe à l’américaine en faveur d’une proposition d’huis-clos minimaliste se révèle payante, permettant au cinéaste de se concentrer davantage sur les trois personnages et leur psychologie. Inévitablement, dans cette situation de proximité forcée, la paranoïa et les rapports de force ne tardent pas à paraître, chacun cherchant à sauver sa peau. Le scénario exploite avec une habilité certaine les différences (d’âge, de sexe, de nationalité) des personnages pour mieux les monter les uns contre les autres dans une lutte à trois qui ne manquera pas d’évoquer aux yeux du public un microcosme de l’Europe moderne et de son climat de méfiance xénophobe. Prétexte parfait à la dissolution de tout contrat social (voir de toute rationalité), la catastrophe permet une exhumation de troubles beaucoup plus épidermiques qu’on ne voudrait le croire.
Malgré cette richesse thématique et une réalisation des plus habiles (la mise en scène d’un lieu aussi exigu tient réellement de l’exploit), le film n’est pas exempt de certains poncifs du film catastrophe (les suites de catastrophes improbables, les secours inefficaces, les faux-espoirs, etc.), ainsi que de certaines facilités et raccourcis dans sa première partie. En revanche, la seconde partie du film fait table rase alors que les personnages se retrouvent soudainement forcés d’évacuer dans un étroit tunnel boueux et obscur, à la lumière vacillante d’une unique lampe de poche. Là où les images du directeur photo Martin Munch, dans le premier acte, consistaient en une nerveuse caméra à l’épaule collant aux codes du film catastrophe, dans le second acte, elles prennent une tournure presque expressionniste alors que la panique et la tension montent encore d’un cran. L’action, qui était jusqu’ici psychologique, devient carrément viscérale alors que chaque respiration devient un combat pour la survie. Prisonnier dans la boue, luttant entre eux pour un unique masque respiratoire, les personnages ne sont aperçus que par bribe et flash inconsistant dans une obscurité opaque s’étirant pendant de longues et angoissantes minutes. Laissant de côté les échanges amers du premier acte, cette partie se passe de mots, les personnages étant réduits aux cris, au souffle, au gémissement.
Ce changement a quelque chose de surprenant, tant il intervient de façon soudaine dans un film qui jusqu’alors se contentait de n’être qu’un efficace, mais relativement traditionnel, film de survie en milieu clôt. Anxiogène à souhait, cette plongée dans les ténèbres (qui n’est pas sans évoquer une version boueuse des trips organique de Gaspar Noé) se révèle un des moments forts du film, et constitue une apothéose réussi à ce portrait de l’anxiété morale d’une Europe en crise (une frappante scène de piéta s’ouvre d’ailleurs à beaucoup d’interprétations).
Cutterhead, avec des moyens somme toute modestes (on est très loin du film catastrophe tonitruant à la Roland Emmerich), parvient à happer le spectateur dans un véritable tourbillon claustrophobe dont il ne sortira pas indemne. Film de genre réussi tout autant que regard pessimiste sur une Europe en déclin, Cutterhead constitue sans doute un des films catastrophe les plus aboutis des dernières années.

Cutterhead -Rasmus Kloster Bro (Source : Festival du nouveau cinéma)
DARK – Paul Schrader
2014 fut une année à oublier pour Paul Schrader. Le célébré réalisateur (Mishima: A life in four chapters, Blue Collar, Hardcore) et scénariste (Taxi Driver, Raging Bull, The Last Temptation of Christ) fut en effet renvoyé en plein milieu du montage de son nouvel opus, Dying of the Light, mettant en vedette Nicolas Cage et le regretté Anton Yelchin. Le film fut remonté et recolorisé sans sa supervision et sortie sans cérémonie en vidéo sur demande. Le cinéaste et les principaux membres de l’équipe ont promptement dénoncé cette version charcutée film, qui, du reste, reçut des critiques pour le moins assassines. Schrader proposa aux producteurs de faire (à ses frais) une director’s cut du film. Sans succès.
On aurait pu croire que le Dying of the Light imaginé par Schrader était à tout jamais perdu, une autre victime des intérêts financiers des studios (Paul Schrader n’étant ni le premier, ni le dernier réalisateur à avoir été écarté de son propre film). Toutefois, persistant comme nul autre, Schrader, avec l’aide du monteur Benjamin Rodriguez Jr. (qui a monté ses deux derniers films, Dog eat Dog et First Reformed) a décidé de revisiter ce film maudit et d’en proposer une version « pirate ». C’est cette version du film, désormais intitulé Dark, qui fut projeté au Festival du Nouveau Cinéma dans le cadre de la rétrospective consacrée à Paul Schrader, qui donnait également une classe de maître pour l’occasion (on pourra en apprendra davantage sur le montage de Dark dans ce très intéressant article).
L’intrigue originale de Dying of the Light suit ce qui a tout l’air d’être le chant du cygne d’Evan Lake (Nicolas Cage), vétéran décoré de la CIA sombrant lentement dans la démence. Kidnappé et torturé par des terroristes il y a plus de 20 ans, Lake est déterminé à retrouver la trace de leur leader, Banir (Alexander Karim), pourtant présumé mort. Avec l’aide de son protégé Milton (Anton Yelchin), Lake parvient à trouver un indice qui pourrait lui permettre de remonter la piste du vieillissant mais non moins redoutable terroriste: ce dernier souffre en effet d’une rare maladie du sang, et ses recherches désespérées pour un docteur ont laissé des traces. Cette intrigue de thriller d’espionnage est encore présente dans Dark, mais n’apparaît qu’en filigrane, au profit d’une exploration beaucoup plus expressionniste des thèmes de déclin et d’obsession (thèmes de prédilection du cinéma de Paul Schrader) au cœur du film.
N’ayant eu accès qu’à des copies Blu-Ray du film pour créer cette nouvelle version (on leur a refusé l’accès aux fichiers vidéos et audio originaux), Schrader et son monteur ont transformé une faiblesse en force, faisant de Dark autant un thriller psychédélique qu’un monumental collage vidéo, remix survolté d’un film auquel on avait retiré toute vie. Reproduisant en quelque sorte la psyché fracturée de Lake, le montage mélange les sources et les scènes, imbriquant les séquences les unes dans les autres ou faisant passer en ellipse des pans entiers de l’histoire. Les couleurs ternes de la version studio sont désormais saturées et vibrantes, donnant un côté très pulp à l’ensemble. Certains choix sont assez audacieux: le climax du film a par exemple été entièrement remplacé par un collage abstrait d’images et de sons (évoquant Brakhage et Lynch), avant de conclure le film de façon soudaine, après 70 minutes.
Ce nouveau montage ne convaincra sans doute pas les producteurs de Dying of the Light du potentiel commercial de la vision de Schrader. En effet, il ne reste plus grand-chose de l’histoire originale, passée à la moulinette de cette opération de remixage, remixage par ailleurs dur à analyser de façon objective, tant l’entreprise est artisanale et brouillonne (la qualité vidéo et audio des Blu-Ray ne permettant évidemment pas de rendre la qualité initiale du produit). Les ruptures de tons et de style sont assez fréquentes: tantôt une scène sérieuse, tantôt un moment complètement lourdingue, tantôt une mise en scène frontale et assez conventionnelle (pour ne pas dire banale), tantôt un tourbillon excentrique et décousu. En quelque sorte, Schrader passe à côté de son propre film, entièrement absorbé par son jouissif jeu de montage. La vengeance est un plat qui se mange froid, et loin de moi l’idée de lui en retirer le plaisir, mais nous ne sommes sans doute pas plus près du Dying of the Light original qu’avec la version des producteurs.
Et pourtant, ainsi dépouillé, le film atteint une sorte de grâce, préférant une expression purement visuelle aux manigances scénaristiques les plus banales – pour peu on penserait à l’approche d’un Terrence Malick, n’utilisant le scénario que comme un prétexte pour mieux construire le film au montage. À travers toute la confusion, on relèvera notamment la performance de Nicolas Cage, à son plus déchaîné (il est vrai que le rôle semble avoir été écrit sur mesure pour lui), tantôt hagard, tantôt frénétique, prenant dans cet ovni insolite (qui évoque par certains aspects le tout aussi pulp Mandy) toute la place que le montage lui avait refusé dans la version sortie en salle. Sa confrontation avec Banir est un des moments forts du film: deux titans éclopés (une correspondance assez claire est établie non seulement entre leurs pathologies respectives mais aussi leur idéologie jusqu’au-boutiste), semblant dater d’une autre époque, engagés dans une lutte de plus en plus fratricide – l’Amérique de Travis Bickle n’a définitivement pas pris une ride.
Dark se révèle une expérience post-moderne des plus amusants, un jeu de remixage en phase avec son époque et une réponse aussi jubilatoire qu’audacieuse de Paul Schrader face à la dénaturation dont son film fut victime. Malheureusement, le cinéaste n’ayant pas les droits de distribution de sa propre œuvre, les chances de voir une sortie de Dark sur DVD sont pour le moins minces – on peut toutefois le trouver sur demande dans un certain nombre de musées (dont le MOMA) et d’archives. Paul Schrader a aussi relevé la présence de copies du film sur torrent – bien entendu, il n’a rien à voir là-dedans…

Dark/Dying of the Light – Paul Schrader (Source : IMDb)
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Le Festival du nouveau cinéma a eu lieux du 3 au 14 octobre 2018. Vous pouvez consulter le palmarès ici. Ne manquez pas la couverture de notre collaboratrice Fani Claire, à paraître dans les prochains jour!