Pour cette dernière partie de ma couverture du Festival du nouveau cinéma, je vous propose les critiques de :
Sexy Durga – Sanal Kumar Sasidharan
Mass for Shut-Ins – Winston Degiobbi
Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc – Bruno Dumont
Prends, Seigneur, prends – Cédric Dupire et Gaspar Kuentz
Meteorlar – Gürcan Keltek
All You Can Eat Bouddha – Ian Lagarde
SEXY DURGA – Sanal Kumar Sasidharan
Ne vous laissez pas berner par le titre digne d’une comédie Bollywood potache – sous des dehors innocents, Sexy Durga, surprise traîtreusement lo-fi réalisée par Sanal Kumar Sasidharan, promet à son public un voyage terrifiant au bout de la nuit.
Le film s’ouvre sur une séquence documentaire montrant un rituel hindou nommé Garudan Tookkam, rituel centré autour de Kali, représentante de la furie de la déesse Durga (pour la petite histoire, une déesse hindou liée, entre autres, à la guerre). Aux danses rituelles s’ajoutent des séances de suspension et de perçage rituels endurées stoïquement par les participants, paradés dans les rues. Nous passons ensuite de ces images surprenantes à un couple (amoureux? Frères et sœurs?) marchant sur une route obscure, tentant désespérément d’être pris en stop – la femme s’appelle Durga (Rajshri Deshpande), établissant un lien ténu, mais symbolique entre elle et la déesse vénérée.
Quand ils finissent par être embarqué, c’est par un duo des plus louches, transportant une cargaison d’armes pour des motifs obscurs. Si leur agressivité n’est jamais manifestée ouvertement, leur langage et leurs regards ne laissent aucun doute planer sur l’innocence de leurs intentions. Les implications, sordides et d’une actualité troublante en Inde, sont assez claires. Jusqu’à ce que Durga et Kabeer parviennent à quitter le véhicule, croyant avoir évité le pire. Presque immédiatement, ils sont rattrapés par les petits truands qui, par un mélange de persuasion et d’intimidation, les convainquent de remonter dans la voiture pour continuer une route qui semble s’allonger encore et encore. Le manège se répète à plusieurs reprises; on commence à perdre le compte. Le film pourrait aussi bien durer 20 minutes ou 5 heures.
Ce qui n’était alors qu’un exposé qu’on aurait jugé assez littéral (voir de très mauvais goût) sur la violence sexuelle en Inde prend soudain une tournure différente – le petit jeu malsain devient un monstre dont il est plus difficile de cerner le contour. Le parallèle entre la déesse vénérée et la femme méprisée se révèle beaucoup plus ambigu qu’on ne l’aurait initialement envisagé.
Que les choses soient claires. Un film comme Sexy Durga est assez dur à évaluer objectivement. Jouant sur la provocation et le côté répétitif de son parcours, le film affiche fièrement ses intentions de rebuter l’audience, de la pousser dans ses derniers retranchements. Les dialogues ne traduisent pas grand-chose, et l’histoire n’atteint jamais un plein dénouement – malgré une brève explosion de métal des plus incongrues, le film nous laisse plus ou moins là où il a commencé. Une telle facilité serait ailleurs l’apanage d’un navet – et c’est en parti le cas ici; mais il semble bien que cette mise en scène bricolée fasse partie de la démarche du projet, participe de son climat crépusculaire. Filmés dans le noir complet (évoquant le même mystère opaque que le Sombre de Philippe Grandrieux – également un roadtrip – un film dont la difficulté de lecture faisait sa force), les personnages ne se révèlent que laconiquement – la caméra ne met en valeur personne, perdue au fond d’une voiture, égarée sur le bord d’une route obscure, distillant l’information visuelle au compte-goutte, en contraste frappant avec l’esthétique documentaire des scènes rituelles. Un jeu d’ombre et de lumière (mais surtout d’ombre) pleinement assumé, qui parvient à éclipser l’amateurisme de certaines séquences, manifestement tournées à l’arrache. Les intentions de Sashidaran ne sont peut-être pas claires, mais son pouvoir d’évocation est manifeste – là où nombre de road trips horrifiques s’épuisent par un abus d’effets (l’intéressant mais inégal Dead End de Jean-Baptiste Andrea et Fabrice Canepa), Sashidaran offre un minimalisme déconcertant mais au final beaucoup plus puissant.

Sexy Durga – Sanal Kumar Sasidharan (http://www.nouveaucinema.ca)
MASS FOR SHUT-INS – Winston DeGiobbi
Surprise rafraîchissante du festival que cette production en provenance de la Nouvelle-Écosse, réalisée par le jeune cinéaste Winston DeGiobbi. Autrefois complètement méconnu hors de ses frontières, le cinéma néo-écossais commence peu à peu à faire parler de lui: une rumeur enthousiaste, rapidement confirmée par les faits. Le public averti se rappellera le mémorable Lowlife de Seth Smith, présenté au Festival Fantasia en 2012, qui montrait déjà le potentiel de ce cinéma parfois bricolé mais jamais insincère.
DeGiobbi n’a manifestement attendu ni les subventions ni les moyens techniques pour mettre en œuvre sa vision: filmé avec une poignée d’acteurs non-professionnels et avec une équipe de tournage composée de lui (à la caméra) et d’un compagnon d’arme (au son), Mass for Shut-Ins dénote une urgence de créer dans chacun de ses plans. Transformant des limitations techniques évidentes en avantage par rapport à un cinéma englué par sa surabondance de moyens, DeGiobbi s’immisce directement dans l’intimité du duo de personnages au cœur de son histoire: un jeune homme, Kay Jay (Charles William McKenzie), pratiquement reclus et sans ambition et son grand-père excentrique, Lopper (Joey Lee MacLean). À cheval entre une complicité touchante et un ressentiment sourd et asphyxiant, ce duo marginal survit tant bien que mal dans une Nouvelle-Écosse pluvieuse et morose, par ailleurs rarement aperçue dans une mise en scène privilégiant les plans rapprochés et une isolation de ses personnages, volontairement isolés dans le cadre.
DeGiobbi, qui signe ici son premier long-métrage, fait preuve d’un talent inné pour la direction photo, dont les inévitables imperfections techniques sont éclipsées par la seule force de ses cadrages non orthodoxes, qui écartent le champ contre-champs au profit d’une décentralisation aux limites de l’abstraction, tantôt anxiogène, tantôt tendre. Une surprise d’autant plus grande considérant le peu de moyen de la production. La preuve, une fois de plus, que le meilleur équipement du monde et une armée de techniciens aguerris ne peuvent remplacer l’œil aiguisé d’un bon caméraman. Sans exagérer, Mass for Shut-Ins propose une des directions photo les plus originales du festival qu’il nous ait été donné de voir au Festival cette année.
Au niveau du scénario, on est davantage dans la suggestion que la démonstration – l’adolescent comme son grand-père se révèlent des personnages de peu de mots, dont les gestes parviennent toutefois à trahir une vie intérieure autrement plus riche, malgré la très courte durée du film (un peu plus d’une soixantaine de minutes), qui ne laissent pas beaucoup de place à une caractérisation étoffée. Tirant profit d’une évidente proximité et attachement avec ses différents lieux de tournage (le film est situé à New Waterford, Cape Breton, une des villes les plus pauvre du pays), Degiobbi insère dans la production de nombreux acteurs non-professionnels et scènes improvisées, dont le côté bricolé répond bien au laconisme et sentiment d’emprisonnement des personnages principaux.
Là où plusieurs premiers films s’égarent par excès d’ambition et de fioriture, Winston DeGiobbi fait le pari d’une retenue et d’une simplicité, tant thématique qu’esthétique, qui se révèlent au final salutaire pour son œuvre, dont le côté intimiste désamorce toute réserve qu’on pourrait avoir face aux aspects techniques et narratifs moins affinés de la production. Il convient en outre de considérer cette première œuvre comme un terrain d’expérimentation sur lequel Degiobbi ira installer les bases d’un deuxième film plus ambitieux, et qu’on attend déjà avec impatience.
Mass for Shut-Ins confirme l’existence d’un cinéma d’auteur néo-écossais d’une rare franchise et dont les cinéastes, malgré leurs moyens limités, n’ont rien à envier aux grosses productions québécoises ou ontariennes. C’est avant tout un cinéma de passion, un cinéma de cœur – un cinéma qu’on espère revoir à Montréal, le plus tôt possible.

Mass for Shut-Ins – Winston DeGiobbi (http://www.nouveaucinema.ca)
JEANNETTE, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC– Bruno Dumont
Continuant son détour par un cinéma plus accessible mais toujours sauvagement détraqué (après Ma Loute et P’tit Quinquin), Bruno Dumont (La Vie de Jésus, Twentynine Palms, Camille Claudel 1915) propose Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, librement inspiré de la vie de la pucelle d’Orléans (plus particulièrement à travers le récit qu’en a fait Charles Péguy). À la différence des très nombreuses productions cinématographiques sur le sujet (Dreyer, Bresson, Rivette – compétition de taille), Dumont non seulement s’intéresse à l’enfance de l’héroïne populaire mais le fait sous forme de comédie musicale, mise en musique par Igorrr et chorégraphiée par Philippe Decouflé (à noter que les acteurs principaux sont aussi crédités comme co-compositeurs et co-chorégraphes). De hautes ambitions qui ne s’en écrasent que plus lourdement: Jeannette se révèle une expérience intéressante mais ratée, une comédie musicale dénuée de vie et d’émotions.
Même si son concept farfelu semble condamné à faire perdre au film la moitié de son audience (on imagine mal les nationalistes du FN se présenter à cette version cinématographique de la jeunesse de leur idole), précisons que l’échec de Dumont n’en tient pas à son idée, qui au demeurant avait un potentiel certain. On sent en effet une volonté de s’inscrire dans la continuité d’une chanson religieuse et populaire, une sorte de chanson du geste modernisée pour une audience contemporaine davantage habituée aux iPods qu’aux sermons. Le choix de la musique heavy metal pouvait donc se révéler pertinent: un genre populaire certes, mais encore confiné à une certaine marge, à une communauté nombreuse mais tissée serrée.
Si la proposition a de quoi séduire sur papier, il en est tout autrement en pratique. Malgré son désir affiché d’être décalé et kitsch (éléments constituant du cinéma de Dumont depuis un certain temps, mais désormais beaucoup plus visibles), le film cache mal une production quelque peu bâclée. Si les paysages du Pas-de-Calais typiques du cinéma de Dumont sont bien cadrés (à défaut d’être historiquement correct), la scénographie manque cruellement d’envergure. Quant aux chorégraphies, si leur simplicité anachronique (Jeanne d’Arc faisant du headbanging – concept porteur) est amusante la première fois, leur manque d’originalité et leur côté répétitif finissent rapidement par lasser (le film dure près de deux heures). Idem pour la musique. Si le film repose sur un texte assez dense et travaillé (chanté comme parlé) auquel on reconnaîtra beaucoup de qualités, les accompagnements musicaux sont au mieux banals, au pire gênant. Sans s’attendre à la folie entraînante et pop d’un Jesus Christ Superstar, on aurait du moins apprécié des compositions moins génériques, avec davantage de personnalité.
Les comédiens non-professionnels, à défaut d’avoir des voix extraordinaires, apportent pour la plupart une présence intéressante, mais le jeu intentionnellement figé et bressonien se mélange mal à l’expressionnisme affiché des choix musicaux. Bruno Dumont joue sur le ton comique de plusieurs situations, et si on rit à l’occasion, les gags sont beaucoup moins forts et travaillés que dans le précédent et plus réussi Ma Loute.
On ne peut s’empêcher de trouver une certaine paresse dans ce nouvel opus de Bruno Dumont, qui semble s’être entièrement reposé sur son concept pour porter son film, négligeant une mise en scène aussi efficace que celle à laquelle il nous avait habitué par le passé. Il en résulte que malgré une bonne idée de départ, qui aurait très bien pu s’inscrire dans la ré-imagination de La vie de Jésus, on a un film qui plutôt qu’élever les idées évoquées par son texte, les fait passer dans le beurre, voire les tourne en ridicule. On apprécie certes la tentative de sublimation du caractère mythique du personnage, par un amateurisme peut-être tout à fait assumé, mais ainsi vidé de tout potentiel poétique, humain ou spirituel, le film demeure une coquille vide à laquelle on ne trouvera guère plus qu’un intérêt passager.

Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc – Bruno Dumont (http://www.nouveaucinema.ca)
PRENDS, SEIGNEUR, PRENDS – Cédric Dupire et Gaspar Kuentz
Retour en Inde pour le fascinant Prends, Seigneur, Prends des Français Cédric Dupire et Gaspard Kuentz – un documentaire intrigant, distillant un mélange de fascination, de magie et de pure grâce dans sa courte heure et demi, rappelant les heures de gloire du cinéma ethnographique.
La force du film tient en partie à la simplicité de son concept: dans un village reculé du Rajastan, les esprits des morts prennent possession des villageois, qui leur servent de médium. Un prêtre local officie à différentes cérémonies religieuses, incluant sacrifices et offrandes, dans le but de les apaiser. La grande majorité du film se passe dans le rayon rapproché d’un seul et unique autel situé à l’extérieur, autour duquel la plupart des cérémonies ont lieu.
Les cinéastes se font extrêmement avares d’interprétation ou d’explication sur les phénomènes auxquels ils assistent, offrant le film sans le moindre commentaire ou entrevue (tout au plus quelques récits légendaires récités en voix off par les différents personnages, servant à séparer le film en sections et apporter un certain contexte historique à l’ensemble). Malgré le côté spectaculaire des actions pour nos yeux occidentaux (sacrifices animaux, possédés adoptant la voix d’un fantôme, auto-flagellation, transes, etc.), on ne ressent pas la moindre tentative de rationalisation du phénomène, à qui on laisse son mystère et son sacré: tout au plus quelques indices disséminés au détour des conversations laissent deviner la structure sociale cachée derrière le rituel.
Bien que manifestement fascinés par ce qu’ils ont sous les yeux (la situation est le rêve de tout étudiant des religions indiennes), on sent les cinéastes dans une approche de rencontre et de collaboration, dénuée de toute sensationnalisation ou attitude colonialiste face aux croyances de leurs sujets, qui se prêtent d’ailleurs au jeu du cinéma avec bonne volonté (un rare bris du 4ème mur survient dans une scène où le prêtre exige le départ de tous… à l’exception des Blancs: «Ils sont là pour prendre les images»). Cette approche du cinéma documentaire, en particulier concernant un sujet aussi sensible que l’expérience religieuse (et particulièrement une expérience religieuse marginale et pratiquée par un groupe extrêmement restreint) se révèle des plus rafraîchissantes.
Prends, Seigneur, Prends est à la fois un cinéma de la rencontre avec l’Autre, un film sur la puissance de l’expérience religieuse, mais aussi une véritable expérience de cinéma, comme il s’en fait encore trop peu. Proche des sujets tout en évitant le voyeurisme, maniée avec adresse mais évitant une esthétisation à outrance, la caméra des cinéastes transforme le spectateur non plus en simple témoin passif de l’événement, mais en participant actif au rituel, au même titre que la communauté rassemblée (qui elle aussi filme les événements, sur téléphone intelligent ou caméra d’appoint). Une fois tombés tous nos préjugés et résistances face à une pratique religieuse dépendant d’un tout autre système de croyance que celui de nos sociétés occidentales, se révèle à nous une expérience religieuse tout à fait unique et singulière, porteuse d’une grande beauté (malgré une violence inévitable) et d’une poésie certaine.
Prends, Seigneur, Prends est une expérience documentaire unique en son genre, une rencontre de l’Autre capable de montrer sa beauté sans chercher à lui imposer le carcan des préconceptions. Un grand moment de cinéma.

Prends, Seigneur, Prends – Cédric Dupire et Gaspar Kuentz (http://www.nouveaucinema.ca)
METEORLAR – Gürcan Keltek
Un des grands moments de la section internationale, le documentaire turc Meteorlar propose un regard aussi important qu’essentiel sur le conflit kurde. Le long-métrage de Gürcan Keltek témoigne non seulement d’un engagement politique fort envers son sujet, mais aussi d’un sens profond de la poésie, qui viendra sublimer la violence et la barbarie d’une crise perdurant entre autres grâce au silence des élites mondiales.
Davantage essai que documentaire à proprement parler, Meteorlar combine une série de scènes et d’idées disparates s’unissant pourtant pour former un tout unifié et solide. C’est ainsi que les images en apparence anodine de chasseurs hors-champs tirant sur des chèvres de montagne viennent trouver leur sens quand elles sont juxtaposées avec les sinistres images d’un drone turc surveillant des quartiers kurdes, tout comme le récit mythique d’une chute de météores et de spectres nocturnes font un écho tragique à la réalité d’une répression systémique.
Bien que traitant directement et ouvertement du conflit kurde et documentant les exactions d’un gouvernement turc décidé à effacer (à la fois symboliquement et littéralement) un adversaire démonisé, Keltek aborde son sujet à travers la loupe de l’allégorie, s’éloignant des explications et des têtes parlantes pour offrir un regard plus oblique, relevant presque du réalisme magique. À l’instar du dévastateur Lessons of Darkness de Herzog, le cinéaste utilise les images fortes et troublantes du conflit (manifestations durement réprimées par les canons à eau et des forces de l’ordre armées jusqu’aux dents, quartiers en ruines, incendies, populaces épuisées, etc.) pour les transformer en une allégorie plus profonde sur le destin de l’humanité. Glissant lentement mais sûrement vers une forme de fiction, le documentaire fait de l’apparition soudaine de météores dans le paysage désertique un signe prémonitoire des plus ambigus.
Les images noir et blanc de Keltek, mélangeant la fable, le documentaire, la vidéo d’art et le found footage sont tout simplement somptueuses, grandissant leur sujet sans jamais le limiter à un simple argument esthétique. Brut, contrasté et texturé, le noir et blanc suggère un univers instable, menacé de disparition – le poids d’une surveillance étatique asphyxiante tout comme l’angoisse d’une crise morale beaucoup plus vaste. Seul bémol, des séquences plus quelconques de l’écrivaine Ebru Ojen contemplant l’écriture de son prochain roman (cigarette au bec et récitant de façon tout à fait inexplicable la chanson Real Death de Mount Eerie), images beaucoup trop standardisées et banales par rapport au reste du film. La présence d’Ojen se révèle en réalité beaucoup plus efficace en tant que présence hors-champs, alors qu’elle assure une narration poétique au film et effectue des entretiens avec des enfants, révélant les blessures profondes laissées par un conflit dont la fin ne semble pas prête d’arriver.
D’aucun critiquerait le projet de Keltek comme une tentative d’esthétiser la violence subie par plusieurs milliers d’innocents – il est évident que cette tension existe, comme elle existait dans le Lessons of Darkness de Herzog, accusé d’instrumentaliser la guerre pour des raisons philosophiques. Cependant, Keltek réussit ici – avec peut-être plus de succès qu’Herzog même – à conserver l’humain au centre de sa réflexion poétique, ne le reléguant jamais à l’arrière-plan ou à la simple posture. Pour chaque image appartenant au domaine de la fantaisie ou de la métaphore (chute de météores, deux serpents entrelacés, etc.), une image à échelle plus humaine: visages tordus d’angoisse, enfants dépossédés, familles déchirées. Plutôt que d’utiliser la souffrance humaine pour faire de l’art, le cinéaste utilise l’art pour montrer la souffrance humaine dans toute son horreur.
Ceci dit, le film ne sombre jamais dans un pessimisme abattu – l’arrivée des météores et de la fiction dans le scénario viennent suggérer le début d’un éveil, d’une forme de transcendance tranquille sur une réalité sombre, sans jamais tomber dans la pensée magique ou la fantaisie infantile. Avec Meteorlar, Keltek montre la puissance d’un imaginaire devenu dernier refuge – un imaginaire que toute la violence du monde ne saurait éclipser.

Meteorlar</i<> – Gürcan Keltek (http://www.nouveaucinema.ca)
ALL YOU CAN EAT BOUDDHA – Ian Lagarde
Surtout connu des cinéphiles pour son travail de directeur photo (chez Denis Côté, entre autres), Ian Lagarde présentait cette année au FNC son premier long-métrage, All You Can Eat Bouddha, sorte de relecture du Siddharta d’Hermann Hesse dans le contexte d’un resort cubain – la juxtaposition intrigante de la décadence d’un all-you-can-eat et la sérénité d’un moine bouddhiste. Un film dont les qualités plastiques et de mise en scène séduisent, mais qui n’échappe hélas pas à bien des écueils d’un premier long-métrage et à une scénarisation plus boiteuse.
Le récit est installé lentement (trop lentement): dans un petit resort, tenu par un maître d’hôtel obligeant (Sylvio Arriola, amusant), une nouvelle cohorte de touristes vient se faire dorer au soleil. Parmi eux, un homme solitaire et guère communicatif, Mike (Ludovic Berthillot). Contrairement aux autres touristes profitant de la plage et des activités organisées par l’animateur de l’hôtel (David la Haye, hilarant dans un rôle de G.O à tendance hippie), Mike se contente d’observer la mer placidement et d’engloutir une quantité phénoménale de nourriture au buffet de l’hôtel. D’abord une curiosité parmi les employés et visiteurs de l’hôtel, il acquiert bientôt – malgré lui – une réputation de faiseur de miracles, voire de saint.
Tirant profit de la palette riche et exotique de Cuba, la mise en scène de Lagarde est la preuve incontestable d’un metteur en scène de talent, multipliant les compositions visuelles frappantes et les bizarreries en tout genre (dont une pieuvre parlante secourue par Mike). On peut toutefois regretter que l’élément alimentaire du récit (pourtant assez essentiel à l’histoire) n’ait pas été davantage exploité visuellement (on se rappelle tous La grande bouffe), et reste comparativement relégué en arrière-plan. Ian Lagarde peut cependant compter sur la présence extraordinaire de Berthillot, qui s’approprie le rôle principal, mélangeant un flegmatisme débonnaire à une solitude touchante. Mentionnons aussi le travail du son soigné offert par Sylvain Bellemare (Arrival, Avant les rues, En terrain connus), dont le talent n’est plus à prouver.
Là où les choses se gâtent plus sérieusement, c’est au niveau du scénario. Symptôme en soit typique des premiers films, le scénario de Lagarde est un éparpillement d’idées manquant de cohésion, constituées de différentes pistes n’étant jamais menées à leur conclusion. C’est ainsi qu’à la ligne directrice linéaire du parcours initiatique de Mike se greffe une série d’intrigues parallèles et de personnages pour la plupart superflus (Sébastien René dans une apparition éclair). Accumulation maladroite là où une intrigue intimiste et resserrée aurait eu beaucoup plus de succès.
Plus décevant encore, le manque de consistance et de profondeur du scénario, qui s’efforce d’évoquer des mythes fondateurs que pour les enliser dans une histoire manquant d’envergure et de force, dont la bizarrerie tient davantage de la pose que du geste sincère. Les tentatives de Lagarde vers une forme de syncrétisme dénotent d’un certain amateurisme dans la compréhension de l’expérience religieuse; plutôt que d’arriver à proposer une forme d’universalisme du fait religieux, All You Can Eat Bouddha en vient à diminuer et amoindrir la force de ces expériences, éclipsées par un désir de «surréalisme» quelque peu juvénile. Dans une scène, Mike sauve miraculeusement une jeune femme refusant de s’alimenter par une simple parole murmurée à son oreille, laissé inconnu du spectateur. Nous entrons dans le domaine de l’ineffable uniquement pour en être tiré brutalement quand ce geste désintéressé transforme le héros en messie involontaire, adulé par des masses présentées comme des ahuris naïfs recouverts d’auto-bronzant (Richard Jutras, dans une caricature qu’on croirait sorti du Florida). Idem pour la pieuvre parlante, introduite par un plan somptueux avant d’être gâchée par une voix off guère convaincante et un texte dénué de substance. La finale se reprend un peu en réinjectant une forme de mystère et d’inexplicable au personnage (qui se retrouve isolé) et en le plaçant au cœur d’une transformation radicale du resort tombant en décrépitude, mais tombe quelque peu à plat par son décalage de ton avec le reste du film, qui oscille entre la satyre de l’industrie touristique et New Age et une forme de discours se voulant plus sérieux sur le besoin humain d’avoir un sauveur, discours n’allant jamais au-delà de l’enfonçage de porte ouverte et n’assumant jamais pleinement ses positions.
La façon dont Lagarde aborde l’expérience religieuse, l’ineffable et le tout-autre pour ensuite les tourner en ridicule en les assimilant à la crédulité niaise du New Age contemporain, et cela dans un film dont l’esthétique se réclame pourtant d’une certaine tradition de cinéma spirituel ou du moins humaniste (de Tarkovski à Kaurismaki) témoigne d’un manque de réflexion, ou pire, d’un certain cynisme. Prends, Seigneur, Prends, par exemple, parvenait à montrer une tradition religieuse dans toute sa bizarrerie et étrangeté (pour nos yeux occidentaux, répétons-le), sans jamais sombrer dans la facilité, le numéro de cirque ou à l’extrême opposé, la prêche ou le sermon.
Néanmoins, on ne peut passer à côté de la maîtrise visuelle de Lagarde sur ce premier projet de long-métrage – malgré la facilité de certains effets, le talent brut est là, indéniable. Nonobstant son scénario inachevé, All You Can Eat Bouddha offre néanmoins de sincères moments de fulgurance visuelle. On ne peut qu’espérer que le futur réservera à ce nouveau cinéaste les opportunités d’un scénario plus étoffé et d’une vision mieux dirigée.

All You Can Eat Bouddha – Ian Lagarde (http://www.nouveaucinema.ca)
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Le Festival du nouveau cinéma avait lieu du 4 au 15 octobre 2017. Vous pouvez consulter les autres articles de notre couverture ici.