Le 14 avril dernier a été lancée la 33e édition du Festival Vues d’Afrique, à Montréal. L’espace de la cinémathèque québécoise s’est donc transformé, et ce, pendant dix jours, en un lieu où étaient partagées et exposées les cultures africaines et créoles. Les cinéphiles étaient invité∙e∙s à profiter d’une programmation riche et variée de plus d’une centaine de projections, représentant 37 pays. À l’image des multiples cultures qu’il souligne, le Festival Vues d’Afrique a trouvé le moyen d’être complexe, pluriel, sans toutefois contredire l’impression d’ensemble qui s’en dégage. On ne peut qu’être ravi∙e de voir remplie la mission que se donne l’organisme : celle d’une déstabilisation de l’imaginaire souvent figé qu’associent les discours dominants à l’Afrique et à ses diasporas.
S’il est l’occasion d’une réunion festive et conviviale d’acteurs et d’actrices du monde du cinéma et de festivalier∙ière∙s de tout horizon, Vues d’Afrique s’impose par son pouvoir de diffusion important. Il s’agit en effet du festival consacré aux cinémas africains et créoles ayant la plus grande envergure à l’extérieur du continent africain. On constate d’ailleurs que les partenariats avec divers festivals africains (le Fespaco, entre autres) et européens sont nombreux, témoins de cette amitié transcontinentale qui unit Montréal à d’autres grands carrefours de ces cinémas.
Cet événement phare s’organise autour de certaines thématiques transversales qui lui permettent une large latitude, tant au plan des sujets abordés que des genres présentés. Le cinéma peut-il servir l’Afrique et ses diasporas? En traitant des droits humains, particulièrement des droits des femmes et des enfants, des identités composites, du devoir de mémoire et de la justice sociale, le cinéma permet une prise de parole et une réappropriation des représentations du Sud nécessaires. Engagé, le septième art offre la possibilité d’une conversation autour des réalités africaines et diasporiques.
Cette première partie de la couverture de Vues d’Afrique s’attache à présenter une sélection de films de fiction et un documentaire. Réunis sous le thème des droits des femmes, les courts-métrages Alma (2015), de Christa Eka Assam, et Kindil el Bahr (2016), de Damien Ounouri, abordent respectivement la violence conjugale et le traitement réservé aux femmes victimes de violence. Le documentaire Raja Bent el Mellah (2016), d’Abdelilah Eljaouhary, quant à lui, porte sur la vie de l’actrice Najat Bensalem. Il sera aussi question de deux fictions discutant de réalités identitaires : le long-métrage La Main de Fadma (2017), d’Ahmed El Maamouni, qui raconte la relation conflictuelle qu’une adolescente française entretient avec ses racines marocaines, et le court-métrage Ennemis intérieurs (2016) de Selim Azzazi, qui présente les nuances identitaires entre deux hommes qui s’affrontent.
Les droits des femmes : le rejet de l’indifférence
Lors de la séance sur les droits des femmes, on soulignait la popularité grandissante d’une telle thématique, ce qui expliquait la variété des œuvres au programme. D’ailleurs, cet enjeu, qu’il se présente sous la forme de personnages féminins forts ou de mises en scène qui montrent ou dénoncent des situations précises, est présent dans un grand nombre de films présentés pendant le festival. Chez certains, il en est même le sujet principal.
Le court-métrage de Christa Eka Assam, réalisatrice et actrice camerounaise, aborde les conditions des femmes violentées de front. Alma (Cameroun, 2015) présente une mise en scène d’un schéma-type de la violence conjugale, dans une petite communauté. On est rapidement introduit à un jeune couple, Alma (Christa Eka Assam) et Sam (Nchifor Valery), dont l’apparent équilibre est rompu par des abus multiples. Le montage, très ordonné, confère une valeur presque pédagogique au court-métrage, impression soutenue par une violence montrée plutôt que suggérée. On remarque néanmoins quelques maladresses qui viennent en briser la fluidité.
Ce qui semble être un document assez usuel dénonçant la violence conjugale trouve son originalité à partir du point de vue par lequel elle est approchée. Dès les premières images, la mort d’Alma est révélée par un narrateur qui informe le public de son intention de raconter l’histoire de la femme qu’il a tuée. Ces mots sont ceux d’un voisin qui, par son silence et son inaction, est passé de témoin à complice du meurtre de cette femme. Le court-métrage profite d’ailleurs d’une utilisation précise et réfléchie du silence. Cette démarche permet d’envisager le drame de la violence conjugale par l’angle de la responsabilité de la communauté devant la violence. Ce choix est judicieux puisqu’il critique, du coup, le manque de ressources des femmes qui en sont victimes, particulièrement dans les régions éloignées des grands centres. Ce film montre et dénonce une réalité transnationale qui trouve un écho dans bon nombre de cultures.

L’œuvre de fiction ayant traité des droits des femmes avec le plus d’originalité reste le moyen-métrage achevé de Damien Ounouri, Kindil El Bahr (2016, Algérie, Koweït, États-Unis). Débutant d’abord comme un conte social dans lequel une jeune femme algérienne, Nfissa (Adila Bendimerad, co-scénariste), est lynchée par un groupe d’hommes, ce film prend un tournant ingénieux en incorporant au récit une adroite dose de fantastique.
Cette mort est absurde et cruelle, et le moyen-métrage le montre bien. Or, il offre au personnage de Nfissa une seconde vie. Elle deviendra une «kindil el bahr», une femme-méduse puissante et vengeresse. Loin d’être une héroïne, cette femme-méduse est plutôt le reflet de la colère et de la douleur des femmes à qui on refuse le droit d’être victimes. Elles sont rapidement faites créatures transgressives, donc coupables, qui provoquent et méritent les actions entreprises à leur endroit. Ainsi, les autorités, qui interrogent la famille de Nfissa, ne se demandent jamais ce qui a pu causer la transformation. En effet, plutôt que de considérer l’état de femme-méduse comme étant une réaction à une situation violente, on suppose que la femme est coupable d’être devenue une créature monstrueuse. Sa mort, violence nécessaire, viendrait rétablir l’ordre qu’elle a rompu.
Soutenu par un scénario original et une utilisation étudiée du pouvoir symbolique des images, Damien Ounouri offre à son public un moyen-métrage politique et artistique. Si l’apport du fantastique prend de court et désarme, ce détour vient soutenir habilement le propos mis en scène tout en lui ajoutant une dimension supplémentaire.

Se positionnant au croisement des droits des femmes et des luttes de classes, le documentaire, Raja Bent el Mellah (2016, Maroc), du réalisateur Abdelilah Eljaouhary, offre à une jeune actrice marocaine, en situation d’extrême précarité, l’espace d’une prise de parole. En 2003, Najat Bensalem a interprété le personnage de Raja dans le film éponyme de Jacques Doillon. Sa performance lui a valu d’être doublement récompensée, à la Mostra de Venise et au Festival du film de Marrakech. Cette opportunité l’a pourtant mal servie puisque le film, jugé impudique à cause de son traitement de la sexualité des jeunes femmes marocaines, lui a valu d’être fortement marginalisée au Maroc auprès d’une certaine frange de la population. Issue du mellah de Marrakech, ancien quartier juif très pauvre, l’actrice est rapidement retournée à la rue une fois le tournage de Raja terminé. Depuis, elle tente de remettre les pieds dans le monde du cinéma marocain, ce qui n’est guère facile, et ce, malgré la reconnaissance que lui a valu son talent.
Dirigeant un long-métrage à mi-chemin entre le portrait et l’enquête, Eljaouhary allie bon nombre de prises sur le vif dans lesquelles il suit Najat au quotidien à plusieurs entrevues conventionnelles et statiques, cédant la parole à la jeune femme et parfois à des personnes de son entourage (Pascal Greggory, Halima Bensalem, Oum Laid Ait Youss, etc.). Le tournage s’étend sur une dizaine d’années, ce qui permet de voir la persévérance et le courage, mais aussi l’abattement et la désillusion de cette femme qui tente par tous les moyens de (sur)vivre dignement. Le contraste de ces deux vies, actrice récompensée et vendeuse de cigarettes à l’unité, est saisissant. D’ailleurs, le montage ne manque pas de le rappeler puisque le documentaire est cadencé par le bruit des pièces de monnaie que Najat fait tinter pour annoncer sa venue à ses clients potentiels. Le public la suit pas à pas, lui aussi à la rue.
La réalisation est faite de telle sorte qu’elle force l’émergence d’un faisceau de questions qui met en relation la situation socio-économique de l’actrice et la préservation de l’image d’une certaine élite. On y voit notamment pointer, en filigrane, l’enjeu éthique de l’exploitation de la misère, sous la forme d’un néo-impérialisme en quête d’authenticité. Le documentaire ne propose pourtant pas de réponses directes à tout ce qu’il dévoile. Eljaouhary s’est appliqué à réaliser un documentaire qui dénonce la situation de Najat Bensalem et lui permet d’user de sa voix pour se faire entendre du public marocain. Interpelé, ce dernier s’est impliqué auprès de la jeune femme : une campagne de sociofinancement a permis de lui procurer un logis permanent. Encouragée par cette générosité, l’actrice sollicite désormais le soutien des autorités marrakchies pour obtenir l’autorisation nécessaire à l’ouverture d’un kiosque au marché.
L’identité : un monde en mouvement
Il est inconcevable d’aborder les défis contemporains de l’Afrique sans traiter de la complexité identitaire. Vues d’Afrique s’intéressent plus particulièrement aux identités en mouvement. Motivées par une circulation des mondes plus que présente, ces identités composites sont traversées par une pluralité de cultures, d’Histoires, de mémoires et de déterminismes. S’attelant à démontrer les limites du martèlement d’une identité dominante, primaire, les œuvres choisies posent l’équilibre dans une singularité hétéroclite. Or, celle-ci se bute à un contexte d’intégration souvent difficile, encore dominé par une construction binaire qui régit les groupes sociaux et les divisent en «nous» et en «eux».
Le long métrage La Main de Fadma (2017, Maroc), d’Ahmed El Maamouni, est présenté comme une œuvre traitant de l’affrontement identitaire au sein d’un individu. Il oppose un personnage adolescent instable, Julie-Aïcha (Ines Arrom), à celui de sa grand-mère marocaine, Fadma (Fadela Benmoussa), une femme forte et fière qui a pris son destin en main à la mort de son mari.
Les choix du réalisateur soutiennent avec justesse la thématique principale abordée par le film, la dualité identitaire, précisément dans un axe France-Maroc. La confrontation de l’une et l’autre passe par l’opposition d’images représentants les deux territoires. Fadma étant guide touristique, l’action mène le∙la spectateur∙trice dans un Maroc glorieux, ensoleillé et vivant. La France dont il est question, au contraire, ne se remet pas de la crise économique. Désertique et grise, elle perd de sa superbe. À cette division s’ajoute une volonté de briser les frontières pour créer un nouvel espace. Le jeu de la langue y participe habilement. Fadma s’impose en France avec l’arabe qui se fusionne régulièrement à son français, au grand dam de sa petite fille, Julie-Aïcha, qui tente à tout prix d’oublier qu’elle est Arabe. Des airs touaregs, du groupe Tinariwen, complémentent les scènes plus significatives et achèvent de créer un univers mixte, sur le sol français.
Autant le rôle offert à une attachante Fadela Benmoussa est composé, fier et assuré, celui d’Ines Arrom manque de profondeur. Reflet excessif de la violence, de la désinvolture et de la confusion propres à l’adolescence, la crédibilité de Julie-Aïcha semble souffrir de l’absence d’une intériorité qui rendrait le personnage plus complexe et cohérent. La jeune actrice réussit cependant à rendre une douce sensibilité à travers quelques scènes où les plans du visage triste mais sobre de cette adolescente, coincée entre deux identités et marginalisée par elles, rendent bien la difficulté d’être née et de grandir dans une région française alors qu’on porte sa différence sur soi.
Sous le couvert de l’humour, qui traverse la totalité du film, La Main de Fadma explore des sujets lourds tels que l’identité et l’héritage, mais aussi celui de la crise économique en Occident, tout en progressant inexorablement vers un retour à l’équilibre.
Se penchant aussi sur les questions des identités complexes en France, le court-métrage Ennemis intérieurs (2016, France), de Sélim Azzazi, présente un affrontement entre deux hommes d’origine algérienne possédant des identités différentes. On devine rapidement que l’échange sera tendu puisqu’il se déroule dans les années 90, pendant la guerre civile d’Algérie, alors que des attentats terroristes ont eu lieu sur le territoire français. L’un des deux hommes est un civil venu demander la citoyenneté française, l’autre, un agent. Une relation de pouvoir s’établit rapidement entre les deux hommes.

À l’exception d’une scène, l’entièreté du film se déroule en vase clos, dans une petite salle. Les mouvements de la caméra se greffent au rythme des échanges entre les deux protagonistes. La tension, palpable entre les deux hommes, augmente d’un cran par un simple changement d’éclairage, plus lourd et sombre, qui annonce un changement narratif. Le demandeur (Hassam Ghancy) vient de changer de statut : on le soupçonne d’être un ennemi de l’État.
L’espace clos et le mouvement de relance entre les personnages souligne la qualité du jeu des acteurs. Hassam Ghancy maîtrise avec brio le rôle de cet Algérien dépassé qui tente de faire valoir ses droits avec lesquels joue un déplaisant Najib Oudghiri. Les dialogues sont adroitement écrits, denses, donnant l’impression haletante qu’une action se déroule, et ce, même si les deux hommes restent généralement assis, chacun à son extrémité du bureau.
Le court-métrage s’achève et on expire. La réalisation impeccable, le rythme soutenu et l’utilisation judicieuse de l’espace transforme cet interrogatoire en pan de l’Histoire. Qu’il ait été nominé, en 2017, pour l’Oscar du meilleur court-métrage de fiction ne surprend guère. Entre excès et méfiance, deux hommes se font face et s’affrontent pour prouver qu’ils sont bien Français.
La seconde partie de cette couverture du festival Vues d’Afrique se concentrera sur les thématiques de la mémoire et de la justice sociale, comprenant, entre autres, les critiques du premier projet cinématographique sur la figure africaine Cheikh Anta Diop et du documentaire difficilement supportable Boko Haram : les origines du mal (2016).
Article par Mariève Pelland Giroux.