Quelles ambiguïtés, quels frottements, quels potentiels se détournent de la numérisation, de l’algorithmique ? Se saisissant de l’idée, Simon Portigal et cinq artistes montréalais·e·s – Justin de Luna, Louise-Michel Jackson, Emile Pineault, Nien-Tzu Weng et Timothy Thomasson – décuplent les imperfections, les variations, les impromptus. Dans une première pièce de groupe de longue forme, fragile & useless – lcr.i/group/2019-2022 propose une traversée tantôt excentrique, tantôt désinvolte d’une danse qui arrime sensualité et technologies.
Esthétique du lag
À notre arrivée dans l’espace de jeu de fragile & useless, on rejoint un univers aux référents numériques multiples. Le plateau prend les airs d’un écran vert immaculé, accueillant les gestes des interprètes dont la présence précède la nôtre. Évoluant d’abord en silo, les danseur·se·s se meuvent de gestes aux allures quotidiennes. Convoquant leur (et notre) potentiel imaginaire, iels enchaînent des gestes commensurables tels que fumer, scroller, mettre du vernis, servir, plonger, jouer de la musique, taper à l’ordinateur, faire une fellation, cueillir, soulever, signaler la route, etc. Sans autres formalités, les actions se superposent et se ponctuent d’une physicalité tout autre, d’une sorte de gymnastique délurée.
Appuyé·e·s d’une ambiance sonore fracassante, les interprètes sculptent un paysage virtuel où l’on dévoile le geste, mais surtout les lags, les creux, les suspensions et les espaces de décalage où se logent les intuitions, la sensualité, la collectivité, les identités. Ce paysage de corps et de possibilités se juxtapose à l’image d’un paysage qui remplace le fond vert : des collines, un ciel bleu, des nuages. Connotée au même sens que les actions mimées par les artistes, l’image de l’horizon – évoquant le fond d’écran d’un ordinateur – se présente comme un canevas désincarné, voire un algorithme à démanteler. Le paysage est d’ailleurs transporté d’un tableau à l’autre, profitant d’un traitement particulièrement efficace : d’abord classiques, les couleurs y deviennent arbitraires, sombres ou encore nocturnes, contribuant à flouter les états et les ancrages réalistes. Tributaires de cet environnement déjanté, les danseur·se·s stimulent leur propre paroxysme avant de s’harmoniser en une accalmie.
Émois, sensualité et corps commun
En deuxième partie de la pièce, c’est davantage la collectivité et le corps commun qui nous transportent. Après les émois, un éclairage intime en avant de scène dévoile l’articulation d’un trio incongru. Les corps, d’abord couchés, s’entrelacent et s’accumulent dans une chorégraphie de la maladresse, une suite d’étreintes empotées. Devant cet écosystème qui peine à s’organiser, on s’intrigue d’une complaisance active dont on ne peut fixer l’essence en une expérience ludique ou complètement tragique. Morcelage méditatif, cette section ouvre la question de la continuité, de la fluidité des relations entre corps charnel et corps virtuel. On se questionne sur la valeur des choses, sur la valeur du vide, alors que résonnent toujours en nous les mots d’un enregistrement audio joué : « is there an end ? […] what if I simply lie on the ground forever ? ». S’enchevêtrent potentialité et absence, dans une boucle contemplative et décomplexée.
Fragile et inutile, puissant et indispensable, actant et sujet, fragile & useless – lcr.i/group/2019-2022 sonde la potentialité des corps virtuels et collectifs dans une proposition irréductible et insaisissable. Présentée le 12 et 13 mai au Théâtre la Chapelle scène contemporaine, billet en vente ici.
Autrice : Penélope Desjardins
CRÉDITS
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Signataire et concepteur sonore : Simon Portigal
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Interprètes : Justin de Luna, Louise-Michel Jackson, Emile Pineault
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Costumes : Elliot Elliot
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Conceptrice lumière : Nien-Tzu Weng
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Animation numérique : Timothy Thomasson
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Régis plateau : Michael Martini
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Coproduction : Montréal, arts interculturels (MAI), La Chapelle Scènes Contemporaines