«Toutes les définitions du cinéma ont été effacées. Les portes sont dorénavant ouvertes.» – Jonas Mekas
En 1969, Easy Rider de Dennis Hopper prenait l’affiche aux États-Unis, bouleversant à jamais le milieu du cinéma indépendant. La même année, au Japon, sortait un film dont l’influence serait tout aussi grande, mais qui fut par la force des choses longtemps ignoré en Occident: Funeral Parade of Roses de Toshio Matsumoto. Autrefois indisponible en Amérique du Nord, ce somptueux kaléidoscope suintant de mort et de vie bénéficie ce mois-ci d’une série de projections à la Cinémathèque québécoise, à l’occasion d’une somptueuse restauration 4K, occasion rêvée de découvrir ce chef-d’œuvre de la Nouvelle Vague japonaise sur grand écran, comme il se doit (n’acceptez rien de moins).
Déroutante exploration de l’underground tokyoïte prenant un détour inattendu vers le mythe grec sanglant et l’anxiété freudienne, l’œuvre de Matsumoto (décédé en avril dernier) a influencé un nombre incalculable de cinéastes. La comédie «camp» de John Waters, la cruauté émotionnelle de Fassbinder (particulièrement In a year with 13 moons), l’énergie débridée de Sion Sono, la violence chorégraphiée de Kubrick (Orange Mécanique reprendra entre autres l’effet d’accéléré sur certaines scènes), la jeunesse révoltée de Gregg Araki: tous sont tributaires de l’œuvre provocatrice et transgenre (dans tous les sens du terme) de Matsumoto.
Situé dans le milieu underground gay de Tokyo, Funeral Parade of Roses suit la vie de Eddie (Pita, dans son premier rôle au cinéma), jeune gay boy, dans ce qu’elle peut avoir de plus banal (faire les courses, sortir, manger une glace, travailler au bien-nommé café-bar Genet) mais aussi de plus tragique: rivalité avec une autre gay boy, Leda (Osamu Ogasawara), relation amour-haine avec son gérant (et amant) Gonda (Yoshio Tsuchiya), souvenirs d’une enfance tragique (révélés à travers des flashbacks aux allures prémonitoires insérés ici et là dans le film, annonçant une finale œdipienne pour le moins choquante). Exemple frappant des expérimentations techniques et narratives de la Nouvelle Vague Japonaise (le film est sorti la même année que le célébré Éros + Massacre de Yoshishige Yoshida), Funeral Parade of Roses alterne, avec un rythme effréné, scènes de fiction réaliste, visions oniriques semblant annoncer le travail de Robert Mapplethorpe, bastonnades loufoques, auto-parodie du milieu du cinéma expérimental, montage symbolique syncopé, manipulations vidéos, performances, distanciation documentaire (le film est émaillé de plusieurs entrevues avec les comédiennes et comédiens et s’interrompt à plusieurs reprises – parfois en plein milieu d’une scène – pour révéler l’équipe de tournage) et autres mises en abyme godardiennes, revisitées par la contre-culture tokyoïte.
Là où d’autres cinéastes de la Nouvelle Vague exploraient la question amoureuse et philosophique à travers le dialogue et la citation littéraire, l’œuvre de Matsumoto, si elle n’est pas exempte de référents littéraires (Œdipe Roi, bien sûr, mais aussi Jean Genet), se distingue par sa fascination pour le corps – plongeant dès les premiers plans le spectateur dans l’érotisme du corps de Eddie et de son amant, dévoilés en une série de gros plans marmoréens détaillant méticuleusement leur étreinte.
Le corps chez Matsumoto est vu sans jugement, établi comme un territoire de possibilités, de jeu; aussi, quand la caméra s’attarde sur la poitrine plate d’Eddie, ce n’est pas «l’absence» d’une quelconque preuve physique de la féminité qui est dévoilée au spectateur, mais bien la potentialité d’une vie affranchie des limites auto-imposées à l’expressivité du corps, la possibilité d’être au-delà du simple paraître. Une des plus belles scènes du film voit les personnages, à demi-nus lors d’une soirée dansante, s’empiler les uns sur les autres, indifféremment de leur appartenance de genre, dans une joie et une énergie encore contagieuse, près de 50 ans plus tard. Si les flashbacks sur le passé d’Eddie évoquent un scénario psychanalytique pour expliquer sa pratique du cross-dressing (ou du moins, l’installer dans un système symbolique), opérant un renversement des codes du mythe d’Œdipe (dont je laisse la surprise au spectateur), les pratiques des gay boys n’en demeurent pas moins décomplexées et festives, exemptes de jugement ou d’à priori. Par leur renversement radical des normes rigides de la société japonaise, ils en viennent à incarner une jeunesse en révolte, portée par un désir de changement se heurtant à un monde encore trop coincé. Au-delà de la tragédie œdipienne personnelle d’Eddie, c’est à cette jeunesse que s’intéresse Matsumoto, faisant de Funeral Parade of Roses le panorama d’un monde en pleine mutation, émergeant au rythme de sa propre musique (on notera l’exceptionnelle bande-son, mélangeant musique classique, noise rock et morceaux ambiant).
Ce serait toutefois oublier le Funeral du titre que de caractériser le film comme une simple célébration de l’allégresse post-68 – et on sent bien que Matsumoto est ambivalent par rapport aux réelles possibilités de changement apportées par l’effervescence culturelle des années 60. Ainsi, si Eddie et ses compagnes et compagnons de fortune (et souvent d’infortune) donnent publiquement l’impression d’une joie et d’une légèreté typiques de leur époque, les coulisses révèlent quelque chose de plus sinistre à l’œuvre – d’inquiétantes processions funéraires dans les rues, des mœurs encore rigides, la violence étatique généralisée et la menace nucléaire, mais aussi la douleur crue de l’abandon et les visions obsédantes d’un crime primitif des plus sordides, qui laissent envisager le massacre des 50 années suivantes, la possibilité aujourd’hui plus crédible que jamais d’une véritable apocalypse. Ces terribles prémonitions trouveront leur point culminant dans l’image d’un cimetière englouti par les eaux, triste futur qu’Eddie se prendra à imaginer au Japon tout entier, profession de foi pessimiste qui la distingue de ses amis gauchistes satisfaits de s’auto-congratuler pour leurs films expérimentaux hermétiques et leurs imitations de Che Guevara. En comparaison à cette jeunesse en plein émoi, Gonda, l’amant d’âge mûr, brute sensible et renfermée, semble déjà une relique du passé, objet d’un amour torturé qui conduira Eddie à sa perte, une génération paternelle depuis longtemps dépassée par ses enfants, avec qui l’incommunication va éventuellement laisser place à l’animosité, puis au meurtre (l’abcès crèvera pour de bon dans le Battle Royale de Fukasaku, 31 ans plus tard). Les corps ont été libérés, mais les esprits sont encore prisonniers de leurs contradictions et de leur incapacité à se libérer du carcan du langage – aussi Funeral Parade of Roses devient-il une admission d’échec de la part de Matsumoto, une reconnaissance des limites du bouleversement stylistique de la Nouvelle Vague, son impuissance à changer le «destin maudit de l’homme»: «What a mix of cruelty and laughter this is! Let’s look forward to the next program!» déclare-t-il facétieusement à la caméra avant de conclure.
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Funeral Parade of Roses de Toshio Matsumoto sera projeté à la Cinémathèque Québécoise dans le cadre de la programmation Art et Essai à dès le 16 juin.