On pourrait penser que parce que mon nom finit en « e », parce que j’ai quelques jupes dans mon placard (que je ne porte jamais ou presque), et aussi des paires de collants et d’inutiles soutien-gorge, parce que j’ai été enceinte trois fois, que j’ai accouché une fois, et que je saigne tous les mois, depuis l’âge de 12 ans, on pourrait penser que je ne suis pas un homme. Mais comme l’écrit Le Guin : ce ne sont là que des détails. En vérité, je suis un homme et je le suis depuis toujours, depuis le début des temps, et ce temps continue à durer parce que les femmes n’existent pas encore vraiment, et pas seulement les femmes, mais toutes les personnes qui ne sont pas des hommes, blancs, juste assez riches, cultivés, éduqués, juste assez bien placés pour représenter ou exercer le pouvoir.
Quand je suis née, dit Ursula Le Guin, les gens (the people) étaient des hommes. Et aujourd’hui, demande-t-elle, et moi avec elle : est-ce que les gens sont encore des hommes ? Est-ce que je peux (moi, une femme sur l’échiquier de l’humanité) avoir accès à l’Assemblée nationale ? Est-ce que je peux (moi, une femme) diriger Bombardier ? En principe, oui. Mais… on sait ce que valent les principes. En vérité, je suis une imitation d’un homme. Je suis un homme de seconde classe, un semblant d’homme. Parce qu’il n’y a qu’un type d’individus, comme le dit Le Guin, et ce sont des hommes. Ils sont les étalons de l’humanité. On aura compris que si Ursula Le Guin est un homme, qu’elle a toujours été un homme, c’est parce que seuls les hommes existent, qu’ils ont toujours existé et qu’ils dictent les moyens de l’existence. Que dans ce monde où le masculin est le neutre, les femmes n’existent pas, du moins pas vraiment ou peut-être pas encore, et peut-être qu’il faut souhaiter qu’elles n’existent jamais — suivant la manière dont on existe quand on fait partie de ce monde coupé en deux, c’est-à-dire comme quelque chose qui existe à moitié. On aura compris aussi qu’Ursula Le Guin ne sera jamais qu’un semblant d’homme. Qu’elle sera une de ces auteures (avec un E) que certains n’aiment pas suffisamment pour les enseigner, voire pour les lire.
Je ne suis pas un vrai homme, écrit Le Guin, parce que je n’ai pas de fusil et pas même une seule femme […] et que mes phrases ont tendance à s’éterniser, avec toute cette syntaxe qu’elles renferment. Ernest Hemingway serait mort plutôt que de se servir de la syntaxe. Ou des points-virgules. Je me sers souvent de similis points-virgules ; il y en avait un juste maintenant ; il y avait un point-virgule après le mot « points-virgules », et un autre après « maintenant ».
C’est par l’excès qu’Ursula Le Guin se considère un semblant d’homme. À cause de son utilisation de cette cheville qu’est le point-virgule, une marque de ponctuation dont elle abuse, elle n’écrit pas comme il faut. Le point-virgule, c’est ce qui relie des choses qui ne sont pas complètement séparées, mais quand même un peu. C’est la ponctuation de l’entre-deux. C’est ce qui met ensemble des choses qui n’ont pas vraiment besoin l’une de l’autre. Comme un lien choisi, une relation décidée. Le point-virgule associe sans assimiler. Est-ce pour ça qu’Hemingway ne l’affectionnait pas ? Parce que c’est une ponctuation molle, un signe de féminité ?
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« Toute ma vie j’ai été une femme », écrit, quant à elle, l’écrivaine Leslie Kaplan. Puis elle demande : Est-ce que cette phrase semble bizarre ?
Cette phrase immense, qui a tellement de potentiel, de possibles, qui recèle tellement d’autres phrases. Cette phrase qui dit que si on a été toute sa vie une femme, c’est qu’on aurait pu être autre chose. Ou qu’on aurait pu ne pas l’être toute la vie. Que c’était une chose en quelque sorte décidée, choisie, pas imposée. Et possiblement temporaire. Peut-être finie au moment où on dit la phrase : je peux dire que j’ai été une femme toute ma vie parce qu’au moment où je parle, je suis à la fin de ma vie, ou même, je suis morte. Et être morte, ça pourrait vouloir dire ne plus être une femme. On serait une femme dans la mesure où on serait vivante, on ne le serait plus une fois morte parce qu’on ne serait plus rien. Mais en même temps, quand on parle de gens morts, est-ce qu’on les pense comme n’étant rien ? Est-ce que vraiment ça peut mourir, une femme ? Ou pour le prendre autrement : est-ce que ça peut vraiment vivre ?
J’en reviens donc à la même question : qu’est-ce que ça veut dire « être une femme » ? Je pourrais faire comme Ursula Le Guin et faire la liste de ce que je suis. Et ça pourrait donner quelque chose comme ceci :
1 – J’ai un corps (biochimique) qui correspond, en apparence du moins, à ce qu’on identifie comme caractéristiques du genre féminin. J’ai un utérus, des ovaires qui fonctionnent (sauf qu’on a dû m’enlever un mur dans l’utérus et que j’ai été suivie pour une grossesse à risque parce que mon corps, au fond, n’avait pas tout à fait ce qu’il fallait).
2 – J’ai vécu des choses que le corps que j’ai m’a permis de vivre — avoir mes règles, prendre la pilule, avoir peur de tomber enceinte, penser que je l’étais, tomber enceinte, faire des fausses couches, mener un enfant à terme, me faire couper le ventre en urgence pour que le bébé ne meure pas, saigner trop, ne pas saigner assez, etc.
3 – Je porte souvent du maquillage, je me teins les cheveux, je vérifie mon reflet dans le miroir avant de sortir de chez moi, je choisis mes vêtements avec précision, je fais attention à mon apparence.
4 – Je me fais draguer par des hommes et par des femmes. Je suis attirée par les hommes et par les femmes. Mais le plus souvent, je m’imagine toute seule.
5 – J’ai un chien. J’ai déjà eu des chats, une chatte qui s’appelait X, un chat que j’ai appelé Y, un troisième qui s’appelait Zazie parce que je pensais que c’était une femelle et à qui j’ai laissé ce nom-là même si c’était un garçon.
6 – Je ne suis pas sportive. Je ne conduis pas. Je déteste m’occuper d’une maison. Je fais ce qu’il faut dans une journée pour avoir des vêtements propres et des choses à manger. Je range ce qui traîne parce que sinon je n’arrive pas à penser. J’aime les enfants mais en avoir plus qu’un m’aurait empêché d’écrire. Je bois de la bière, du vin, du whisky. Je n’ai jamais fumé.
7 – Quand je marche seule dans le noir, je regarde autour de moi. Je reste alerte, j’entends tous les bruits, je surveille les entrées de garage et de ruelles. Je ne fais pas confiance à ceux qui marchent derrière moi. Je ne m’empêche pas de sortir.
8 – J’ai été agressée (par un homme), j’ai été dans une relation abusive (avec une femme), j’ai été bashée sur les réseaux sociaux (par des hommes et des femmes), et je l’ai été en tant que femme.
9 – Je parle souvent trop vite et trop fort. Je m’imagine plus grande que mon corps. J’oublie le fait que je suis plutôt petite et si je ne m’étais pas arrêtée à temps, à quelques reprises, je me serais battue avec des gens plus grands et plus forts que moi.
10 – On me dit que je suis froide. On m’enjoint à sourire plus souvent.
11 – On me dit que je suis douce, que j’ai de l’empathie, que je ne ferais pas mal à une mouche.
12 – On me dit que je fais peur. On me dit que je suis intimidante.
13 – On me dit que je sais mettre les gens à l’aise.
14 – Je ne conduis pas. Je ne sais pas conduire. J’ai décidé que c’était une chose que je ne ferai pas dans ma vie.
15 – J’aime faire des listes, des listes de tâches, des listes d’épicerie, des listes comme celle-ci et qui s’arrête ici. Mais je pourrais continuer. Ce que je suis, ce qu’on dit que je suis, ce que je suis peut-être, ce que j’imagine être, les histoires que je me raconte…, tout ça est infini. Et rien, parmi tous les éléments de cette liste, ne me permet de dire : voilà pourquoi je me sens « comme une femme ». Rien ne me permet de dire avec assurance : « voilà, je suis une femme ».
Pourtant… Je me battrai toute ma vie (si j’en crois le rythme de tortue auquel les choses évoluent) contre ce qu’on fait à celles qu’on identifie en tant que femmes, à celles qui leur ressemblent, qu’elles aient ou non un utérus, une poitrine, des hanches, qu’elles veuillent ou non être reconnues en tant que telles, pour vrai. Celles sur la peau de qui on colle cette étiquette comme une étoile jaune : femme. L’indication de ce qu’on est et du sort qui nous attend. Être une femme ; disparaître en tant que femme. « Est-ce que tu aimes être une femme ? » demande à la très jeune fille le personnage de l’homme, on suppose qu’il est son père, dans Une semaine de vacances, le roman de Christine Angot paru en 2013. Il lui pose la question après l’avoir violée, à plusieurs reprises, en lui faisant croire que s’il a des rapports sexuels avec elle, qui est sa fille, des rapports sexuels qu’il a moins avec elle que sur elle, en passant à travers elle, c’est parce qu’il l’aime. Et elle, pour être une « bonne » fille doit dire si elle aime être une femme. Avant Christine Angot, Marguerite Duras, dans La maladie de la mort, fait dire au narrateur que le corps de la femme « appelle l’étranglement, le viol, les mauvais traitements, les insultes, les cris de haine, le déchaînement des passions entières, mortelles… Elle appelle le meurtre cependant qu’elle vit. Vous vous demandez comment la tuer et qui la tuera ».
La philosophe Catherine Malabou décrit le féminin comme « une essence vidée mais résistante, résistante parce que vidée, une frappe d’impossibilité ». Inquiète de l’effacement des femmes réelles par les théories du genre, c’est-à-dire de l’effacement du féminisme qui en regard des théories du genre deviendrait un « féminisme sans femme », Malabou cherche comment nommer la place des femmes. Car s’il ne sert à rien de croire en une définition de ce qu’est un homme et de ce qu’est une femme, une définition qui dirait les choses une fois pour toutes ; s’il faut en finir avec l’essentialisme et le différentialisme (qui au final relègue les femmes à une donnée essentielle : la maternité), reste que des corps qu’on considère féminisés existent, et qu’il faut accepter de les penser. Socialement. Politiquement. D’où la proposition de Malabou qui veut considérer « la femme » comme un concept minimal, selon lequel « femme » désignerait un sujet surexposé à un type de violence déterminé. Une discrimination symbolique et effective. Une exclusion, un rejet, une mise en échec, une abolition, une disparition dont les femmes seraient l’objet en particulier.
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Disparition, violence : deux éléments importants pour définir la catégorie « femme ». Les plus petits dénominateurs communs entre tous des individus porteurs de la marque du féminin — que cette identité soit biologique ou non, qu’elle soit endossée par la personne sur qui la marque est apposée, ou non.
Pour s’en sortir, il faudrait donc faire au moins deux choses à la fois : croire et ne pas croire à l’identité femme. Tabler sur elle et s’en dégager. La défendre et s’en débarrasser.
Descendre dans la rue, se mobiliser, résister pour défendre les femmes, empêcher que du mal — encore plus de mal — ne leur soit fait, ce qui implique de croire que « les femmes » existent. Et en même temps : penser, imaginer un avenir où être un homme ou une femme ne comptera plus tant que ça. Qu’on pourra passer outre ces catégories-là et cesser de penser les gens en tant qu’hommes ou femmes. Parce que les technologies du corps, la biomécanique, auront réussi à transformer le corps. Parce qu’on aura peut-être compris que qui on est ne se réduit ni au corps qu’on a, ni aux vêtements qu’on porte, ni aux enfants qu’on a ou pas, ni à la personne avec qui on fait l’amour.
Être à la fois féministe et queer. Féministe et anti-essentialiste. Se battre pour l’égalité entre hommes et femmes tout en n’adhérant pas entièrement à l’identité « femme » ni d’ailleurs à aucune autre identité. Être apatride, comme le disait Virginia Woolf.
Adhérer juste un peu, adhérer juste assez à quelque chose, à une entité, pour pouvoir se battre, mais pas trop pour ne pas risquer d’y croire vraiment. Jouer le jeu de l’essentialisme, mais stratégiquement. Parce qu’on n’a peut-être pas tellement le choix, en ce moment, si on veut que la violence cesse, si on veut un jour ne plus être ramenées à une condition de femme, c’est-à-dire ramenées à ce dénominateur commun qu’est la violence envers les femmes, ce viol aux multiples formes et visages dont Virginie Despentes affirme non seulement qu’il est fondateur de ce que je suis en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une, mais qu’il est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue (53).
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Ce qui est le plus intolérable pour les gouvernements, ce serait ce double état : constitué et défiguré. Un sujet sans visage, ou sans nom, ou pour qui le visage ou le nom ne comptent pas. Des singularités qui constituent une communauté sans revendiquer une identité. Pour le dire avec Agamben dans La communauté qui vient :
La singularité quelconque, qui veut s’approprier son appartenance même, son propre-être-dans-le-langage et qui rejette, dès lors, toute identité et toute condition d’appartenance, est le principal ennemi de l’État. Partout où ces singularités manifesteront pacifiquement leur être commun, il y aura une place Tienanmen et, tôt ou tard, les chars d’assaut apparaîtront.
« Je suis un homme » écrit Ursula Le Guin. « Toute ma vie j’ai été une femme » écrit Leslie Kaplan. Moi, je dirais : « Toute ma vie j’ai été et toute ma vie je ferai partie des filles ». C’est ce pouvoir-là des singularités quelconques que j’essayais de trouver dans l’expression « filles » — la vélocité d’un devenir infini et la force d’une performance qui est à la fois une acceptation et un refus. Être une fille tout en le refusant, pour échapper au sacrifice, à l’identité-femme comme sacer, aux femmes considérées sacrées au sens du droit romain — celle qui est exclue du monde et qu’il est permis de tuer sans commettre d’homicide, c’est-à-dire en toute impunité.
La série est un des dispositifs qui transforme les femmes en homo sacer, qui les sacralise pour mieux les sacrifier. Mais la figure des filles en série a aussi la possibilité de faire tomber le dispositif. Les filles tombent de leurs talons hauts, s’effondrent, font la grève, se battent, se déguisent, hurlent dans la rue. Les filles profanent la série, s’autoprofanent comme filles en série.
Plus les dispositifs sont envahissants, plus l’État se trouve devant un élément insaisissable : un citoyen/une citoyenne dont la docilité est proportionnelle à la résistance. C’est ainsi que les filles en série peuvent apparaître comme un Ingouvernable, justement parce qu’on ne sait pas si elles adhèrent ou non à la figure imposée, justement parce qu’elles fréquentent le seuil et qu’elles occupent cette posture vacillante entre être debout et tomber, accepter et refuser. La catégorie « filles », pour moi, n’est donc pas à prendre au pied de la lettre comme la catégorie de celles qui ne sont pas encore des femmes, ou qui sont en voie de le devenir. Les filles sont un devenir perpétuel, un devenir-femme comme quelque chose qui n’advient pas, jamais. Et ainsi, elles recèlent un pouvoir, la force du vacillement, de ce qui est et n’est pas à la fois, la force du point-virgule que détestait tant ce king de la littérature masculine Ernest Hemingway.
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C’est pour cette raison que je me demande s’il ne faut pas penser une mobilisation de femmes qui n’en sont pas, ou de femmes qui font comme si elles ne l’étaient pas, ou de femmes qui font comme si elles étaient des femmes. De femmes qui sont toujours des semblants de femmes, qui jouent à être des femmes pour mieux se battre sur le terrain de ceux qui se prennent pour des hommes et qui les prennent pour des femmes, les limitent à l’état de femmes.
Au fond, Ursula Le Guin a raison : je suis un homme. Je suis une femme parce que je suis un homme depuis toujours. Je suis donc aussi une femme entre guillemets, une femme-citation. Et en attendant de n’être ni l’une ni l’autre, je choisis la place des filles, cet Ingouvernable qui me permet de dire : « Je ne sais pas ce que ça veut dire “être une femme”, à la limite ça m’est égal, c’est même une question qui ne m’intéresse pas, mais je n’aime pas comment on me traite parce que je corresponds socialement à ce qu’est une femme, parce que je m’inscris sur le fil de cette hache qui divise le monde ».
Ainsi, moi qui ne suis pas une jeune fille, je pourrais dire, comme Ursula Le Guin à la fin de « Introducing Myself », qu’étant donné que je ne suis pas jeune et que je ne suis pas très bonne pour faire semblant d’être un homme, je devrais commencer à faire semblant d’être une femme qui vieillit. Je ne pense pas qu’on ait encore inventé les vieilles femmes, écrit Le Guin, mais ça pourrait valoir la peine d’essayer. Comme ça peut valoir la peine d’essayer sans arrêt d’inventer les filles.
Article par Martine Delvaux.