Célèbre activité de groupe pratiquée durant l’enfance, souvent dans les classes du primaire, le jeu Jean dit possède des règles bien simples contribuant à sa popularité. En effet, si celui qui demande à un joueur d’accomplir une action utilise la formule «Jean dit», le joueur désigné doit accomplir l’action. Dans le cas contraire, elle ne doit pas être exécutée. Le jeu étant animé par un adulte responsable, certaines limites implicites sont respectées quant aux actions demandées. Cette expérience collective implique un impératif binaire qu’impose la figure d’autorité. La pièce Jean dit d’Olivier Choinière, jouée au Théâtre d’Aujourd’hui du 20 février au 17 mars 2018, transforme ce divertissement pratiqué durant notre jeunesse en cauchemardesque expérimentation sociale.

Luc se présente en disant qu’il est direct et franc. Il propose rapidement à la femme avec qui il a rendez-vous de jouer à Jean dit. Puis, il propose la même activité à son fils, à sa meilleure amie, à son supérieur, à un quidam itinérant, au professeur d’histoire de son garçon, à une docteure, à une journaliste, au premier ministre, etc. Il leur est principalement demandé de parler, de dire la vérité. Chacun doit retirer son masque, abandonner sa persona[1] sociale. La vérité doit triompher des artifices de la société contemporaine et de ses lacunes (superficialité, avidité, immoralité, etc.). En s’agrandissant, le cercle se confronte à des enjeux de plus en plus conséquents dans cette dynamique de pouvoir, délaissant progressivement la sphère personnelle pour celle sociétale: l’éducation, la médecine, les médias, le gouvernement, l’argent…
La simplicité du jeu qui se met en scène rend sa prévisibilité évidente. Cela ne rend en rien cette dernière rassurante. Le processus prenant progressivement de l’ampleur, le spectateur est amené à s’interroger quant aux limites de ce processus démystifiant. La culture propose une pléthore d’exemples (du film dramatique Who’s Afraid of Virginia Woolf ? (1962) au film humoristique Dans une galaxie près de chez vous 2 (2008)) illustrant le chaos d’une vérité complète de toute façon impossible étant donné les différences constitutives qui caractérisent les individus. Si le jeu de notre enfance offre la stabilité et l’ordre, cet effet d’entraînement, rappelant d’ailleurs par moments l’absurde déployé par Ionesco dans Rhinocéros[2] (1959), évoque l’anarchie. Aucune figure d’autorité ne semble résister à la puissance de l’invisible Jean.
Cet impératif totalitaire de la vérité demande de témoigner de ses propres mensonges avec l’injonction de dire «la vérité, toute la vérité, rien que la vérité». Chaque personnage vient sur la scène, directement face aux spectateurs. Le dispositif scénique, composé de trois écrans muraux et d’un caméscope, permet de bien montrer l’expression des visages, la contraction des traits et leurs hésitations. Cette épreuve initiatique pour chaque nouveau membre du groupe est également le spectacle de la souffrance et de l’humiliation. L’image médiatisée des écrans tend à rappeler les procès médiatiques qui s’attaquent toujours à un bouc émissaire afin de sévir sur un phénomène généralement bien plus vaste. Le public est lui-même intégré dans le rituel implicitement, par les dialogues possédant souvent un double sens, s’adressant à la collectivité de manière métafictionnelle, mais aussi explicitement, grâce à l’utilisation à quelques reprises du caméscope tourné vers la salle, les spectateurs étant ainsi exposés sur l’image de l’écran central. Il semble logique, pour le spectateur, de devenir le prochain qui devra, sous la pression populaire, se dévoiler publiquement. Se faisant, il intégrerait le groupe, situé entre la religion, la secte et le tribunal inquisitoire, et pourrait exiger d’avoir accès à son tour à toute la vérité.

Après chaque confession, le groupe métal Jean Death, dont les quatre membres (Sébastien Croteau, Mathieu Bérubé, Dominic Forest Lapointe, Étienne Gallo) sont présents en permanence sur scène, répète les dernières paroles prononcées en déchaînant la force momentanée de ce moment purgatif. Ce choix inhabituel se révèle judicieux dans la construction de l’atmosphère. La lumière (Alexandre Pilon-Guay) permet également de ressentir l’émotion brute de cette purification initiatique entraînant une nouvelle existence avec l’appartenance au groupe. Les trois écrans muraux (Elen Ewing et Dominique Hawry) sont très efficaces pour représenter les lieux de l’action: la brasserie, la maison de banlieue, l’école, le bureau sans fenêtres, etc. Il s’agit de lieux sans imagination que les personnages n’ont finalement aucun regret de quitter. Leur mantra, «Dis ce que tu fais. Fais ce que tu dis», les place dans l’immédiateté de l’existence (en plus de les coincer dans un raisonnement circulaire). Ils portent par la suite un chandail blanc que chacun a personnalisé sans imagination, de manière à souligner le culte de la subjectivité hors du costume attendu socialement. Le groupe s’alimente de sa propre expansion, sans toutefois développer de véritable but pour cette vérité, qui, en outre, semble rapidement très relative à travers les dialogues avec Paula, la figure de la résistance. Ce personnage revient plusieurs fois les questionner et les affronter sans se décider à partir définitivement. C’est que la pièce s’alimente du vide de la contemporanéité médiatique, autant par les confessions des personnages que les scandales polémiques qui nourrissent couramment l’actualité des médias et dont plusieurs sont recyclés dans l’œuvre. Jean dit d’Olivier Choinière expose toute l’artificialité contemporaine dans laquelle un terme comme post-vérité peut devenir le mot de l’année (selon le dictionnaire Oxford) et les exemples de populisme ne cessent de se manifester sur les réseaux sociaux.
Jean dit est présenté du 20 février au 17 mars 2018 au Théâtre d’Aujourd’hui.
[1] Le terme persona est originaire du latin. Il désigne alors le masque des acteurs au théâtre, lequel possède deux fonctions: les déguiser et leur permettre d’amplifier leur voix. Carl Jung reprend l’expression pour décrire le masque social que chacun porte en fonction de ses interactions interpersonnelles et du comportement attendu au sein de la société.
[2] Dans cette célèbre pièce de Ionesco, tout le monde commence à se transformer en rhinocéros, acceptant peu à peu ce nouvel état. À la fin, seul le protagoniste résiste à la métamorphose, qui semble pourtant inévitable.
Article par André-Philippe Lapointe.