En juin 2009, la population iranienne se mobilise pour dénoncer la réélection de Mahmood Amadinejad dans ce qu’on appellera le «mouvement vert». Face à l’oppression politique et médiatique, le peuple se sert des médias sociaux et des nouvelles technologies de communication pour dénoncer la violence commise par les gardes de la révolution. Pendant plusieurs semaines, les yeux du monde entier seront rivés sur l’Iran. Au Québec comme ailleurs, le mouvement vert sera vécu à travers ces images brutales qui nous parviennent depuis le front. Exilée de son Iran natal, l’artiste Sayeh Sarfaraz tente de recomposer ces mêmes évènements à travers le filtre de l’imaginaire.
Détail de l’exposition. Crédits photographiques: Fanny Gravel-Patry
L’exposition Micropolitiques, commissariée par Claire Moeder, est avant tout le lieu d’un récit personnel où se déploient dessins colorés et jeux d’enfant. Dans l’univers de Sarfaraz, les images violentes qui ont inondé nos écrans sont remplacées par des figures anonymes et des personnages Lego dispersés dans l’espace d’exposition pour créer une «œuvre d’art totale» dans laquelle sera immergé le spectateur. Dès son entrée, ce dernier est accueilli par une gigantesque murale. Composée de formes géométriques simples et épurées, celle-ci met en scène deux groupes d’individus distincts, les uns vêtus de bleu, les yeux bandés, et les autres de vert. Les verts, qui affichent aussi de longues barbes et de grands chapeaux[1], tiennent les bleus qui sont pendus ou violentés. On comprend vite que ce qui semble être une parade loufoque de bouffons et de lutins est en fait une confrontation tragique entre des manifestants et la bassidji, la garde de l’État islamique.

Détail de la murale située devant l’entrée de la salle Alfred-Pellan. Crédits photographiques: Fanny Gravel-Patry
Par la simplicité des formes et des couleurs, l’artiste recompose à sa manière les confrontations de 2009 tout en laissant place à l’interprétation et à l’imagination du spectateur. L’objectif serait ici de «transcender des réalités qui nous auraient peut être laissés indifférents», pour reprendre les mots de Béatrice Vaugrante d’Amnistie internationale, partenaire de l’exposition.
À travers la galerie, de petites fenêtres se découpent dans les murs érigés le temps de l’exposition, laissant place à des scènes miniatures composées de Legos: une manifestation, des soldats, une exécution… L’utilisation de ces figurines fait directement appel à l’univers ludique de l’enfance; on peut facilement reconnaître les différents personnages qui jadis peuplaient notre imaginaire. À la manière d’un enfant qui crée son propre univers, l’artiste reconstitue les évènements de 2009 à partir d’un langage à la fois intime et universel.
Les murs flottants de la galerie sont transformés en bâtiments, et l’espace d’exposition en labyrinthe urbain dans lequel déambule le spectateur. Au sol, on peut observer ce qui semble être la commémoration d’un martyr du mouvement vert[2], incarné par des Legos. Un personnage taché de sang est disposé à l’intérieur d’un lit de roses autour duquel sont venus se recueillir les activistes. Malgré l’aspect respectueux et pacifiste de la cérémonie, nous pouvons observer la présence de la Bassidji qui encercle le regroupement. Le spectateur est également invité à entrer, à sa discrétion, dans une petite pièce blanche qui tient lieu de prison. Nous pouvons y observer des cubes blancs sur lesquels se poursuivent les confrontations qui figurent sur la murale de l’entrée, suggérant l’arrestation massive des manifestants. Ces mises en scène contrastent avec les figures ludiques utilisées, nous rappelant les horreurs commises par le gouvernement d’Amadinejad et le désillusionnement politique de la population iranienne. Ici, le Lego symbolise la conformité de la masse sous la menace de la censure et des arrestations aléatoires.
Le destin des figurines est désormais entre les mains de l’artiste, traduisant l’anxiété quotidienne de la vie sous un régime dictatorial. Pour d’autres, ces pions de plastique font plutôt appel à l’industrialisation de la culture de masse. En s’appropriant ces objets, Sarfaraz ne commente par seulement la situation politique iranienne, mais l’état général des relations de pouvoir qui structurent nos sociétés.
Le jeu d’échelle entre les figurines miniatures et le vaste espace de la galerie désoriente notre regard qui devient rapidement étranger aux scènes observées. À la manière du panoptique, le spectateur a un point de vue privilégié sur ce qui ce passe, renforçant le jeu de pouvoir illustré et nous excluant émotionnellement des évènements politiques représentés. Ce sentiment d’étrangeté est consolidé par un manque de médiation entourant les œuvres.

Extrait d’une installation Lego.
Crédits photographiques: Fanny Gravel-Patry
Outre le texte de présentation et le document disponible à l’entrée de l’exposition[3], on possède peu d’information sur les personnages représentés, ce qui peut porter à confusion. Par exemple, un Lego habillé en ayatollah et braquant un fusil vers le spectateur peut facilement être confondu avec les terroristes ou les talibans trop souvent représentés dans les médias de masse occidentaux. Un manque de précision peut alimenter certains stéréotypes sur l’Islam et l’Iran alors que, rappelons-le, le mouvement vert était également un mouvement pour l’affirmation d’une identité iranienne, au-delà du contrôle étatique et des stéréotypes qui lui sont associés dans la culture visuelle occidentale[4].
Les Micropolitiques de Sayeh Sarfaraz demeurent un témoignage rafraichissant du mouvement vert qui fait perdurer sa mémoire dans l’imaginaire de l’artiste comme dans celui du spectateur. Malgré que l’efficacité des œuvres soit minée par un manque d’explication, le travail de Sarfaraz nous rappelle l’importance de la mobilisation sociale pour la justice, l’égalité et un meilleur vivre ensemble.
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Vous avez juqu’au 27 avril prochain pour aller visiter les Micropolitiques de Sayeh Sarfaraz à la salle Alfred-Pellan de la Maison des arts de Laval, au 1395 boulevard de la Concorde Ouest.
[1] Il s’agit ici d’une exagération des traits caractéristiques de l’ayatollah, expert de la théologie islamique et leader spirituel de l’État islamique, qui porte la barbe et le turban. Ce dernier possède le plein pouvoir politique et religieux en tant que « guide de la révolution », au-delà des membres élus du gouvernement. Il est à la tête des forces armées, dont la bassidji, mais aussi du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire.
[2] La tradition du martyr remonte à la naissance même du shiisme, une des branches principales de l’Islam et la religion officielle de la République Islamique d’Iran. Le shiisme naît d’un trauma collectif survenu lors de la bataille de Karbala en 680. Deux concepts émergent de cet événement : l’innocence (mazlumiyyat) et le martyre (shahadat). L’innocent est celui qui est sujet à la tyrannie et qui souffre d’injustice ; une condition jugée « prédestinée ». Sa mort est nécessaire pour assouvir ses maux et ceux de son entourage. La mort de l’Imam Hossein (le petit fils du prophète Mohammed) et de sa famille lors de la bataille de Karbala est commémorée comme l’événement tragique qui aurait libéré l’humanité. Voir: DABASHI, Hamid (2011). Shi’ism: A religion of protest, Belknap press of Harvard University Press.
[3] Le document définit quelques noms et termes essentiels à la compréhension du mouvement vert : Mahmood Ahmadinejad, Mir Hossein Moussavi, Procès, Révolution twitter, Ayatollah, etc. Ceci dit, lorsqu’on ne connaît pas le sujet, il est difficile d’associer les termes aux éléments représentés.
[4] Pour plus d’information, lire DABASHI, Hamid (2012). The Arab Spring : The end of postcolonialism, New York, Zed Books.
Article par Fanny Gravel-Patry.