Quand hommes et femmes sont brisés, pierres, métaux et bois n’aident en rien à leur reconstruction. Les ruines de l’âme sont des plaies qui prennent des millénaires à cicatriser durablement. La chute est devenue inhérente au genre humain, faisant cycliquement basculer la fragile architecture de sa civilité dans une barbarie sans nom. L’Histoire ne se répète pas, elle rime, disait magnifiquement Mark Twain. Evelyne de la Chenelière semble avoir fait sienne l’assertion. Comme si au bout de chaque folie, il y avait eu apprentissage, si infime puisse-t-il paraître. Comme l’enfant apprenant à marcher qui vacille sans cesse jusqu’au moment où, par une quelconque forme de miracle, il y arrive sans mal et ne tombe plus. L’architecture de la paix est cet échafaudage chambranlant, ce legs fragile de générations passées qui, un jour, sans prévenir, se dressera pour porter à bout de bras un monde meilleur.
Ce monde nouveau, Paula de Vasconcelos et Evelyne de la Chenelière ont tenté de l’extirper des cendres qui le recouvraient. Par leur création collective, elles ont édifié un monument vibrant et vivant à la gloire éternelle de la vie et de la beauté (entendre l’art?). Sur les décombres d’un vieux monde sale à la Cormac McCarthy (The road) dont on ne sait pourquoi ni comment il en est arrivé là, elles ont hissé trois piliers qui, une fois conjugués, pourraient faire renaître l’espoir. À travers la musique (et le chant), la danse et les mots, elles ont su transcender la souffrance et la perte.
Si la nouvelle création de la vénérable compagnie Pigeons international (en partenariat avec Teatro Sao Luiz de Lisbonne) peut surprendre de prime abord le spectateur n’étant pas rompu aux scènes contemporaines, nul doute que chacun saura en tirer quelque chose à son niveau de compréhension. Ne serait-ce qu’esthétiquement, on peut très bien se sentir rassasié par un tel spectacle. En compagnie d’Elle (Pascale Montpetit) et Lui (Daniel Parent), on se retrouve presque dès le départ en perte de repère. Le chaos et la confusion d’un monde à réinventer forcent le spectateur à glaner le plus d’informations possible dans les dialogues du couple que viennent périodiquement troubler les fantômes de proches les ayant quittés. Il en est ainsi pour leur fils (Philippe Thibault-Denis) et sa copine (Ana Brandao), disparus lors du Grand Bouleversement. De l’oubli volontaire ou subit, le couple passe par la douleur de la mémoire pour ensuite poursuivre son cheminement émotionnel vers la crainte de l’avenir avant de finalement, se rassurer dans les bras de l’un et de l’autre. Ces cycles se répéteront de nombreuses fois au fil de la pièce, exprimés par des gestes, des paroles et des airs qui se font écho les uns aux autres.
L’émotion gonfle nos cœurs à plusieurs instants, lorsqu’on n’arrive plus à réprimer le sentiment de plénitude, de douleur et d’espoir qui nous envahit. L’interprétation n’y est pas étrangère, la précision et la beauté des chorégraphies non plus. On s’enthousiasme devant la scénographie dominée par un immense treillis recouvrant le mur du fond, celui-ci permettant de jouer à différentes hauteurs en ouvrant et refermant certaines sections comme des portes coulissantes. La thématique du retour à la terre est également exploitée avec de grands tapis qui serviront à recouvrir progressivement le désastre. La touche finale de ce grand tableau est le musicien percussionniste Carlos Mil-Homens, à la fois personnage à part entière et incarnation de la musique. Il faut le voir jouer frénétiquement le cajon, se saisissant à d’autres moments de son didgeridoo, devenant alors tonnerre ou force créatrice. La critique sociale est pertinente bien qu’assez conventionnelle: la société de consommation, la saturation et la perte de la mémoire collective, la fin de l’Histoire. Comme toujours chez Evelyne de la Chenelière, on est frappé par la fulgurance de certaines phrases, empreintes de poésie et porteuses de sens. On se souviendra de L’architecture de la paix comme de la rencontre entre deux grandes artistes qui prouvent, une fois de plus, qu’un dialogue est possible entre le corps et les mots. Voilà une grande œuvre qui surgit avec toute la force d’une fleur repoussant parmi les décombres.
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L’architecture de la paix d’Evelyne de la Chenelière, présenté du 4 au 22 mars 2014 à l’Espace Go. M.E.S. Paula de Vasconcelos.