Birdie, premier roman de Tracey Lindberg paru aux éditions Boréal, est le récit brisé de Bernice Meetoos, jeune femme crie au passé trouble. Au fil des rêves, des souvenirs et des traumatismes racontés dans une temporalité fragmentée, le portrait d’une dure réalité se dessine. C’est ainsi que l’auteure livre un discours important sur les communautés autochtones, mais surtout sur les femmes et la force des liens qui existent entre elles.
Il est difficile de lire Birdie. Certain.e.s y ont vu une touche d’humour noir bienvenue, qui détend l’atmosphère; je n’y ai vu que du noir. J’y ai vu – non, j’ai ressenti – une violence extrême, caractéristique de l’existence de Bernice. Là réside toute la qualité de l’expression écrite de Tracey Lindberg : elle nous fait ressentir, parce qu’elle suggère au lieu de dire. L’autrice brouille les pistes, nous laissant deviner le drame qui se joue en filigrane, une histoire tragique qui n’est pas encore terminée et qui nous laisse croire qu’elle ne se terminera pas. L’atemporalité du récit participe à la détresse ressentie, forçant le.la lecteur.trice à lire au rythme des détours de l’esprit de Bernice, qui ne peut progresser et se referme sans cesse sur lui-même.
En contrepartie, c’est par la force des liens entretenus avec les différentes femmes de sa vie que le récit de Bernice se raconte, mais surtout qu’il se survit; car c’est avant tout un récit de survivance, celle de Bernice. Ainsi, l’histoire peine à se déployer, toujours coincée dans un passé qui n’arrive pas à déboucher sur le présent, un «Maintenant» interdisant par le fait même la possibilité d’un avenir :
«Et parfois. Elle plongeait. Basculait. Mais ce n’était pas comme Maintenant, ce Maintenant tellement enchevêtré à Avant que son cœur semble battre ailleurs qu’en elle, que ses sens paraissent vivre dans l’Avant bien plus que Maintenant.» (p. 132)
Ainsi prisonnière de son passé, des affects qui restent marqués dans son corps, dans sa chair cicatrisée sans être complètement guérie, Bernice rêve. Elle revisite ses souvenirs, des plus anodins jusqu’aux plus traumatiques, tous empreints d’une douleur inqualifiable. Entre intimidation, itinérance et inceste, Bernice se perd dans les dédales de sa mémoire, «[q]uelque part dans les parenthèses de sa parenthèse […].» (p. 269) Dans son combat pour la survie, «elle sait bien qu’elle a voulu s’engourdir quand elle est arrivée à Gibsons. Et pas pour les bonnes raisons. […] [E]lle comprend peut-être ceci : quand elle a sombré, c’est à l’extérieur d’elle que ça a commencé.» (p. 269) Ça a commencé par son identité autochtone; par son identité de femme; par ses oncles pervers; par l’alcoolisme; par la violence. Ça a dégénéré par le feu et puis sombré dans la folie. Ça ne peut que vouloir se terminer dans la matrilinéarité, dans le lien puissant qui unit Bernice aux femmes ayant modelé son existence : Tante Val, Kokom, cousine Freda, sa mère Maggie et Lola. Dans la boucle des rêves de Bernice se trace en filigrane le récit d’un amour qui se mesure à la grandeur des sacrifices que toutes ces femmes ont faits l’une pour l’autre, pour se protéger entre elles. Leurs corps sont des remparts, servant autant pour elles-mêmes que pour celles à qui elles sont liées. Elles ne se laissent pas tomber, donnent chacune un morceau d’elle-même et forment un tout, une chaîne qui ne peut être brisée. Elles soutiennent Bernice et ce, jusqu’au plus profond de son malheur, à son chevet :
«Hier soir, très tard, Val lui a dit : “Ne t’inquiète pas, Birdie. Fais ce que tu as à faire, va où il faut que tu ailles.”C’est ce que Bernice a fait.
Et. Ce qu’elle avait à faire, c’était trouver un refuge où sa mémoire pourrait vivre en paix avec son corps. Elle ne pouvait pas emporter son corps, alors elle s’est obligée à le quitter.» (p. 304)
Somme toute, à travers les vagues de douleur que nous inflige Birdie, quelques petits souffles d’espoir s’échappent de l’amour et du soutient provenant de ces femmes qui peuplent le récit. Un exemple flagrant serait la tendresse de tante Val dans l’extrait cité plus haut, qui comprend que Bernice avait besoin de sombrer. Ce sont ces petits moments de solidarité qui nous permettent de nous accrocher, ces instants où l’on ressent l’apaisement, la force tranquille de savoir que Bernice n’est pas seule, que nous ne sommes pas seul.e.s.
J’ajouterais que le premier roman de Tracey Lindberg est très important dans le climat politique présent. Il met le doigt sur la dure réalité des communautés autochtones, sans toutefois s’apitoyer sur le sort de Bernice, quand pourtant il serait si facile de le faire. Au contraire, le roman de Lindberg laisse une ouverture, une petite lueur d’espoir qui reste et ce, même après avoir fermé le livre. Le.la lecteur.trice reste ainsi hanté.e par ces femmes, pour le meilleur et pour le pire, n’ayant d’autre choix que de vivre avec cette fausse fin, ce récit qui ne s’est pas réellement terminé.
Birdie, Tracey Lingberg, Montréal, Boréal, 2018, 337 pages.