Sonder les gouffres du sens et tenter d’y saisir, dans le vertige, une lueur ou un écho de révélation : une fois encore, l’écrivaine française Sylvie Germain arpente les reliefs de l’absence, avec pour seule boussole ses mots ornementés de la courbe d’un point d’interrogation. Son Rendez-vous nomades, paru en 2012, se propose comme un essai lumineux et inspiré, où Dieu et le signe invitent conjointement le lecteur à un voyage intérieur.
D’où parlons-nous, d’où partons-nous ? Si le livre file et déploie un faisceau d’innombrables questions, il convient d’établir le lieu d’où naît la parole – avènement non pas ex-nihilo, mais éclos à partir des mots et des actes énoncés, commis et perpétués par ceux et celles qui nous ont précédés. C’est un hasard de l’existence, un héritage dont il faut prendre la charge sans oublier de le soumettre à la question, pour trouver sa propre place dans le monde. Sylvie Germain expose donc le cadre d’où elle entend tenir sa patiente veillée. Sa méditation est inquiète, certes, mais portée par une réelle espérance : une enfance au cœur de la France de l’après Seconde Guerre Mondiale et infusée de catholicisme. À l’instar de Theodor Adorno ou de Paul Celan (dont la poésie émaille ces pages), l’Holocauste constitue pour elle un monument présumé indépassable, une matrice de l’indicible. Elle se questionne à leur suite sur la place et l’utilité du langage à l’issue d’un XXe siècle marqué par une extrême violence, rendue possible par l’éclatement des systèmes politiques et l’industrialisation de masse. Depuis son premier roman, Le Livre des nuits, en 1984, sa réflexion s’étoffe, se ramifie en empruntant divers chemins – essais et fictions – pour toujours rejoindre le cœur d’une réflexion sur l’homme et la racine du mal : « Épouser l’humanité, pour le meilleur et pour le pire ». Malgré tous les troubles et les crises, la barbarie et la haine, demeure entière la foi en Dieu – non pas l’idole façonnée par le dogme chrétien, mais plutôt une présence, un nom qui préside à toute épiphanie du sens. Mais comment dire « Dieu » à l’aune des décades de misère et de brutalité ?
Chez Sylvie Germain, le ciel est la surface sur laquelle se reflète et miroite l’infini, l’indicible, et au-delà même, la promesse d’être aspiré par l’immensité. Si, comme le déclare Jean Genet dans Miracle de la rose, « le ciel des religions est un plafond », le plafond de l’écrivaine est labile, mouvant et léger comme un voile : tissu plus qu’écran sur lequel oscillent les images charriées par l’imagination et au-delà duquel celles-ci s’hybrident, se recréent sans cesse. Réalité et imaginaire sont pour Sylvie Germain interpénétrés et nourris l’un par l’autre. Sa foi y trouve son terreau fertile, foi qu’elle oppose à la croyance supposant l’adhésion totale ou timide, dans tous les cas non réfléchie et passive, à un dogme, à un culte ou à une idée. Pour elle, la foi est active, insatiable, alliée à la raison et ouverte à tous les vents du mystère; elle n’a même de cesse de chercher leurs origines. Foi en éveil qui protège tant des fanatismes aveugles que d’une spiritualité timorée, portée par l’habitude et la mimesis sociale. Une « obscure nuit de la foi », pour reprendre Jean de la Croix, sur laquelle l’écrivaine ne souhaite pas faire la pleine lumière, mais préférablement éclairer un pan de vérité à la lueur des bougies du texte. Dire Dieu, chercher à nommer cette présence toujours fuyante, c’est en fin de compte travailler à exhumer :
« Un reste d’illisibilité du monde […] un reste de pourquoi qui résiste à toutes nos questions, un reste de comment qui se dérobe à nos analyses mêmes les plus pointues, un reste irréductible qui fait scrupule dans nos pensées, et nous tient en éveil, en alarme ; en vie. »
Comme dans la Bible, livre princeps, livre de tous les livres, Sylvie Germain ouvre la Tente du Rendez-vous à tous les nomades de la lettre : Simone Weil, Maurice Blanchot, Léon Tolstoï, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud et bien d’autres. Par leurs voix, tissées et cousues à même sa phrase, l’écrivaine espère faire résonner la Voix entendue par Moïse dans le temple de toile, dressé par lui et les siens à la suite de la destruction du Veau d’Or. Voix de Dieu, Verbe emplissant l’espace nu où chacun, mis à nu à son tour, est amené à recevoir une parole à jamais intraduisible. Ce mystère de l’invisible pousse certains dans les plus fiévreuses réflexions, les plus ferventes interrogations. Les écrivains sont parmi les plus acharnés arpenteurs de ces précipices et de ces hauteurs. « L’un des noms de Dieu en hébreu est Hamarkom qui signifie : Lieu. Dieu est le lieu – comme le livre. Dieu, à travers Son Nom, est le livre » nous rappelle Edmond Jabès, que Sylvie Germain cite à raison. Dès lors, Dieu devient pour les nomades du texte le sceau d’une nouvelle alliance, d’une promesse offerte par la littérature. Dieu, lieu scripturaire où se déchiffre les mots d’un monde que tout homme a en partage.
Son exploration, Sylvie Germain la sait personnelle : le nom de Dieu qui orne sa quête est finalement un autre nom donné au Signe, mais ce vocable est chargé d’une histoire multiséculaire et trouble sur laquelle elle ne fait pas l’impasse. Par l’écriture, elle désire renouer non pas avec une évidence de Dieu, mais avec une question relancée en permanence, question-mère grosse de tant d’autres questions qui l’agitent, l’enjoignent à écrire encore et encore, à jeter les mots comme des cailloux sur une marelle dont le tracé rappelle une église avec, à son extrémité, la courbe d’une abside : paradis de la lettre courbé comme un point d’interrogation.
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Rendez-vous nomades, Sylvie Germain, Albin Michel, 2012, 196 pages.
Article par Martin Hervé. Simoniaque – deale des scalps de saints, des mains sans gloire de voleurs, des lambeaux de peau scripturale où se déchiffrent les mots de Rilke : « Le beau n’est que le commencement du terrible ».