Deux semaines – enfin, douze jours – après avoir assisté à Beaucoup de bruit pour rien, me voici de retour à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) pour découvrir ce que nous réserve Alice Ronfard avec sa mise en scène de La Tempête, un Shakespeare aux accents occultes. Prospero, doté d’une puissance lui permettant de contrôler les éléments – rien de moins! –, déclenche une tempête vengeresse, visant à rendre la monnaie de leur pièce aux hommes qui l’ont trahi il y a dix ans. Un navire échoue sur l’île dont il est le maître incontesté, disposant de l’aide d’Ariel, esprit de la nature qu’il a asservi et qui ne cesse de demander sa libération. Vengeance, pouvoir, amour sont au rendez-vous. Qu’en tire Alice Ronfard?
Avant d’entrer dans la salle, nous pouvions lire le Livre de Prospero, un énorme grimoire offrant aux curieux un aperçu de toutes les étapes du processus de création. Ce très littéral cahier dramaturgique, aux grandes pages et à l’aspect usé, nous nourrit d’images et de textes et nous informe de la direction choisie par la metteure en scène: ce récit ne sera pas celui de Prospero, mais plutôt celui d’Ariel, considérée comme le catalyseur de tous les événements. Le point de vue est clair, mais est-ce que ça se tient?
Entrée en salle. D’immenses toiles de plastique descendant en cascades nous donnent l’impression que du plafond coulent des chutes d’eau, une autre toile nous sépare de la scène jusqu’à ce que la tempête abatte ce mur et nous permette d’admirer la scénographie. Je lève mon chapeau à la conception de décors: en apparence simple, la scène est occupée par deux plateformes rectangulaires mobiles qui seront déplacées entre chaque scène; même le marquage des positions de ces plateformes au sol s’harmonisait avec le propos, donnant au plancher des allures de cérémonie occulte, multipliant lignes et nombres latins. Nous ne sommes pas dans une simple île où se multiplient les plantes exotiques: le plancher noir parcouru de lignes blanches, les plateformes blanches, les chutes de plastique… La nature a cédé la place à une scène presque industrielle tout en conservant une certaine portée «surnaturelle». À cela vient s’ajouter une ambiance sonore étonnamment inquiétante par moment, surtout au début du spectacle, propageant des ambiances multiples: tantôt la musique se fait très discrète, tantôt heavy metal assourdissant montrant la plongée dans la folie d’Alonzo et Antonio. Seul hic ici: bien qu’appréciant le sens donné à cette trame sonore, je dois dire que les paroles des interprètes se perdaient à plusieurs moments dans le bruit, impossibles à discerner. Je présume qu’il s’agit d’un choix volontaire, mais le vacarme ne rendant pas la scène complètement inaudible nous laissait dans une zone bien floue. La conception d’éclairage est quant à elle beaucoup plus sobre, appuyant l’ensemble avec efficacité. Quant aux costumes et aux accessoires, on voit les différentes inspirations apparaître: la collerette élisabéthaine revient en petit clin d’oeil à Shakespeare; Caliban (Alexandre Ricard) nous apparaît en esprit-punk; Ariel, cette esprit de la nature, semble nue, peau blanche et bras couverts de symboles mystiques sous la fourrure… Je ne trouve que peu de choses à reprocher à l’ensemble de la conception scénographique.
L’ensemble du spectacle souffre cependant de certains manques au niveau du rythme: les aventures de chaque groupe de personnages avancent à petits pas et on en vient à attendre impatiemment que tous finissent par se rendre enfin à la demeure de Prospero. Le ton donné à l’interprétation des acteurs est assez juste: ne demeurant pas dans ce que la pièce a de plus sombre, les moments comiques ressortent bien, particulièrement dans le duo Trinculo-Stéphano (respectivement interprétés par Ariane Trépanier et Juliette Ouimet). Le jeu corporel des deux actrices, devant interpréter deux ivrognes, a été finement dirigé, provoquant peu avant la fin du spectacle des rires qui ont duré plusieurs minutes. Malheureusement, l’ensemble des interprètes ne réussit pas complètement à nous convaincre que nous assistons à quelque chose qui dépasse l’exercice pédagogique, ce qui participe à notre attente très passive – pour ne pas dire «ennui».
Toutefois, on ne peut que saluer bien bas et applaudir fortement à la fin de ce spectacle, où le traditionnel monologue de Prospero est remanié, redirigé, interprété par Ariel/l’actrice qui joue Ariel, Laura Côté-Bilodeau, offrant une performance finale remarquable rompant abruptement avec le côté cabotin de ses apparitions entre les scènes. Si dans le texte de Shakespeare on sent le commentaire métathéâtral, ici la comédienne nous offre un fragment qui nous semble à la fois très shakespearien et très intime, dans un moment d’une grande simplicité et d’une grande beauté, prouvant la vérité du traditionnel dicton «Less is more». Retirant petit à petit ce qui faisait d’elle «Ariel», retirant ce micro qui a amplifié sa voix durant tout le spectacle, changeant de registre d’interprétation, seule en scène, son dépouillement nous renvoie directement à la libération d’Ariel et fait de nous, dans un remaniement dramaturgique brillant, ce Prospero qui la retient à son service. La pièce se termine d’un seul coup, l’actrice débutant une première grande claque censée entraîner les nôtres, le son de son seul applaudissement, empli d’un désir auquel nous devons répondre, plongeant la scène dans les ténèbres.
Les applaudissements ont fusé.
La Tempête, mis en scène par Alice Ronfard, est présenté par les finissants de l’École supérieure de théâtre de l’UQÀM du 22 au 25 novembre 2017.
Article par Pierre-Olivier Gaumond.