C’est dans le cadre de la 31e édition du Festival International du Film sur l’Art (FIFA) qu’est présentée la dernière œuvre d’Olivier Besse : La Crucifixion, le scandale sacré. Le réalisateur nous convie à découvrir les évolutions de la représentation artistique du supplice de Jésus-Christ sur la Croix, des premières icônes apparues dans le Bassin Méditerranéen au Haut Moyen Âge jusqu’à ses figures les plus actuelles et démesurées, avec le Piss Christ de l’artiste américain Andres Serrano comme fil d’Ariane, boussole et également emblème de l’art reçu à la table chrétienne. Mais reçu en invité ou en intrus?
Né dans le Périgord, région riche en édifices religieux, Olivier Besse s’engage dans une carrière de réalisateur et de documentariste, suivant peut-être en cela et sans le savoir les vœux de sa mère de prendre la voie de l’Église : du sacerdoce du curé à celui de l’artiste, il n’y a sans doute qu’un pas, à hauteur du signe à tenter de déchiffrer pour soi et le monde. Ce n’est donc pas pour rien qu’il s’intéresse de longue date au devenir de la culture catholique dans nos sociétés, notamment avec ses films Duchamp chez les cathos (2008) et Baptêmes d’adultes (2010).
Mais venons-en à l’événement frappant pour Olivier Besse comme pour le spectateur : en avril 2011 à Avignon, le Piss Christ, photo figurant un crucifix plongé dans un bol rempli d’urine et de sang et baignant littéralement dans la lumière, est vandalisé à l’occasion des manifestations organisées par le groupuscule religieux intégriste Civitas (dont on a encore tristement entendu parler en France lors des protestations contre le mariage des homosexuels). La querelle sur la question du sacrilège sera le point de départ de la démarche, personnelle mais fort juste, d’Olivier Besse qui entend interroger les représentations de cet instant souverain du Dieu incarné et torturé sur la Croix. Muni d’une photo du Piss Christ, il promène sa caméra à travers les époques et le monde, passant de New York à Gap, Rome, Florence ou Londres pour s’entretenir avec les artistes, les ecclésiastiques et les historiens qui se sont penchés sur le sujet.
Bien qu’établi au VIe siècle dans les Évangiles de Rabula, le canon de la Crucifixion subit des transformations et des transfigurations notables au cours des siècles, échos des sensibilités artistiques et du contexte des époques ayant donné naissance à un cortège de représentations. Masaccio, Giotto ou encore Michel-Ange se sont ainsi coltinés à ce sommet de l’art sacré, même si pour ce dernier le choix de clouer entre les deux bras de la Croix un Jésus nu au réel saisissant fut à l’origine de nombreux outrages. D’hier à aujourd’hui, le thème reste aussi sensible et le refus du Vatican de recevoir Besse dans le cadre de son film, au motif que sa démarche est jugée blasphématoire, apporte un éclairage des plus signifiants : perdure encore une parole figeant ce tournant de l’histoire chrétienne dans une seule et même image n’admettant aucun écart. Pourtant, le Dieu s’est fait chair et a éprouvé aux dernières heures de son existence terrestre les pires tourments : comment dès lors faire l’impasse sur la pesanteur insoutenable de fixer un corps massacré qui est aussi le plus haut symbole de l’Église ? À cette horreur sacrée, le peintre Matthias Grënewald apporte la réponse terrible du retable d’Issenheim et de son Christ-carcasse, de ses membres titanesques disloqués et de sa peau noircie de cadavre. Face à cette image de notre perte dans la pourriture, image-limite qui est le corps même du Dieu, aucun salut ne semble envisageable.
Cette tension, le réalisateur la retrouve chez les artistes du XIXe au XXIe siècle. Tout d’abord dans l’œuvre du Belge Félicien Rops, qui le premier transgressa volontairement le code de la Crucifixion dans un de ses tableaux de La Tentation de Saint Antoine (1878), puis Dali, Picasso, Bacon, et plus proches de nous, pour n’en citer qu’une part infime, Jean-Michel Basquiat, Bettina Rheims ou Wim Delvoye, sans oublier les autres champs artistiques avec la scandaleuse, là encore, interprétation cinématographique de la Passion par Martin Scorsese ou, aux antipodes, la parodie géniale des Monty Python : La Vie de Brian. Enfin, pour dévider totalement le fil, est même évoqué le cas de la reine de la pop Madonna qui utilisa à des propres fins d’image le crucifix dégradé.

Le scandale de la représentation du sacré est assurément au cœur de la réflexion portée par Olivier Besse : en témoignent les deux entretiens menés avec les artistes Paul Flyer et Hermann Nitsch. La Pieta du premier présente un Christ paré de sa couronne d’épines assis sur une chaise de souffrance ou une chaise électrique (c’est au spectateur de trancher), ce qui choqua une partie du public venu découvrir l’installation dans une église de Gap en 2009. L’œuvre nous interroge notamment sur la cruauté toujours actualisée des méthodes de mise à mort ayant cours dans certains pays et réalise une incarnation contemporaine à plus d’un titre. L’édifice religieux qui recueille le cadavre christique ainsi exposé se transmue en quelque sorte en un couloir de la mort et du visible. De son côté, l’actionniste autrichien Hermann Nitsch célèbre depuis plusieurs années avec son Théâtre des Orgies et des Mystères une sanglante liturgie où sont brassées les icônes païennes et chrétiennes : des hommes et des femmes sont exposés sur des croix de bois, transportés plus ou moins nus à travers la campagne et recouverts du sang d’animaux morts éviscérés au-dessus d’eux, voire dans certains cas à même leur peau. Le film a le mérite de revenir avec des extraits vidéo sur la tenue de ces cérémonials qui connurent nombre de détracteurs. À la croisée d’une esthétique monumentale et transgressive, les rituels de Nitsch convoquent la totalité des sens et laissent leurs spectateurs médusés par l’effroi, le dégoût et la fascination.
Goût pour la provocation, interprétation libre d’un archétype de l’imaginaire chrétien, volonté de renouer avec d’autres traditions sacrées et profanes, les pistes sont nombreuses et traduisent toutes un même souci de s’emparer de cet ultime de la représentation. Du sublime au sordide, dans une démarche de trans/défiguration qui n’est que reconfiguration, l’art ne s’impose aucune limite et fait sien un motif qui fut, durant des siècles, un passage obligé pour nombre de peintres et de sculpteurs. À l’heure d’un net recul de la foi catholique en Occident, Olivier Besse nous donne à voir, dans une réalisation impeccable et avec le souci de suivre l’évolution du débat, l’actualité du sacrilège comme pivot de la création. Pour lui, cette quête toute personnelle du sens de la vision du Christ crucifié ne s’apparente pas à une montée du Golgotha, mais plutôt à une patiente promenade à travers un sentier piqueté de croix où, chacun de leur côté, l’art et la religion se toisent et finissent, au bout du chemin, par se rejoindre dans le mystère toujours vivace de l’Image.
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Le film La Crucifixion, le scandale sacré est projeté le mercredi 20 mars à 21h au Centre Phi – Espace B et le samedi 23 mars à 18h30 au MAC.
Article par Martin Hervé. Simoniaque – deale des scalps de saints, des mains sans gloire de voleurs, des lambeaux de peau scripturale où se déchiffrent les mots de Rilke : « Le beau n’est que le commencement du terrible ».
Le site du FIFA : http://www.artfifa.com
Le site d’Olivier Besse avec la présentation de La Crucifixion, le scandale sacré : http://www.olivierbesse.com/la-crucifixion