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19-05-2025 Vol 19

La versatilité du bien et du mal. Unseamly d’Oren Safdie

On remet souvent en question l’usage de l’expression «les deux solitudes» pour désigner les communautés anglophone et francophone de Montréal. Ce terme est-il assez juste pour décrire la réalité? S’agit-il vraiment de deux communautés cloisonnées, distanciées l’une de l’autre à cause d’une barrière érigée par les différences culturelles? Du côté artistique, si on admire l’audace de certains artistes qui prônent le bilinguisme comme Johanna Nutter, montréalaise anglophone qui a présenté Mon frère est enceinte dans les deux langues, on réalise tout de même qu’il y a encore beaucoup à faire puisque les tentatives sont encore peu nombreuses ou trop timides. Alors qu’un rapprochement entres créateurs issus des deux milieux commence à se développer, les publics respectifs demeurent dans leur bulle respective. Quand commencera-t-on vraiment à fréquenter la scène anglophone et vice versa? Est-t-il trop difficile d’assister à la représentation d’une œuvre dans une langue autre que notre langue maternelle? Dans le domaine du sport, il est toujours question «de dépasser ses limites». Pourquoi n’utilise-t-on pas la même expression en ce qui concerne l’effort intellectuel? La pensée se compare à un muscle qu’il faut travailler pour éviter qu’il ne s’atrophie. Assister à un spectacle dans une langue seconde accroît certes le niveau de difficulté, mais cela ne peut être que bénéfique. En plus d’améliorer notre niveau de compréhension de ladite langue, on s’ouvre à l’autre et surtout à une communauté qui, soit dit en passant, est autant montréalaise et québécoise que la nôtre.

Crédit photo: Cécilia Bracmort
Crédit photo: Cécilia Bracmort

C’est donc avec curiosité  et conviction que j’ai décidé d’assister à une production anglophone d’Infinitheatre, présentée au Bain St-MichelUnseamly est une pièce écrite par Oren Safdie, un dramaturge israélo-canado-américain originaire de Montréal dont je n’ai jamais entendu parler malgré mes cinq ans d’études en théâtre.

Safdie choisit le milieu de la mode pour contextualiser sa pièce. Dans une entrevue publiée dans The Gazette, on apprend qu’il est le cousin de Dov Charney, PDG d’American Apparel, la multinationale reconnue pour ses campagnes publicitaires dégradantes envers la femme et autres conflits à l’interne avec ses employés. On peut donc se douter d’où l’auteur tire son inspiration, d’autant plus qu’il est le père d’une jeune fille. Unseamly, c’est l’histoire d’une jeune femme, Malina, qui décide de poursuivre pour harcèlement sexuel son ancien patron, le PDG d’une multinationale qui œuvre dans le domaine de la mode. Qui dit vrai et qui dit faux? La pièce met en lumière la manipulation et les abus de pouvoir: ces actions sournoises qui empoisonnent la vie de bien des gens dans le milieu du travail. Bien qu’il soit aussi question de l’hypersexualisation de la femme, Unseamly n’est pas un plaidoyer pour défendre la cause, pour valoriser le bien et détruire le mal. Safdie met plutôt en évidence les petites vérités pernicieuses subtilement présentes dans toutes situations conflictuelles ou controverses médiatisées.

Arlen Aguayo Stewart, actrice montréalaise parfaitement bilingue, fille d’un Chilien et d’une Irlando-Écossaise, m’a brièvement parlé de la pièce : «On parle d’abus sexuels, mais, dans de tels cas, ce n’est pas toujours noir et blanc. Il y a toujours une zone grise. C’est un peu au public de prendre position, de croire ce qu’il veut.» En effet, son personnage, présenté comme un innocente victime, fait parfois des choix assez douteux qui joueront en faveur du patron dans le cadre de la poursuite judiciaire. «Le boss est vraiment extravagant, plein d’énergie, voire charmant, mais aussi très pervers. Tout est mélangé, nuancé», renchérit-t-elle.

Crédit photo: Brian Morel
Crédit photo: Brian Morel

Si la fable est simple, la structure dramatique, elle, est plus complexe, car Safdie joue avec la temporalité. La scène inaugurale ouvre sur une discussion entre la jeune femme et son futur avocat (Howard Rosenstein). Les événements qui ont mené au procès ont donc déjà eu lieu. Au fur et à mesure que Malina transmet sa version des faits à Adam, l’avocat, des retours en arrière sont instaurés pour nous transmettre les événements qui se sont produits entre elle et son ancien patron. Ces scènes correspondent au récit qu’elle est en train de transmettre à l’avocat. Il y a donc un constant va-et-vient entre le passé (les événements) et le présent (la consultation dans le bureau). Les transitions entre les scènes, qui appartiennent à ces temps différents, fonctionnent à merveille et rendent le tout très fluide. Par exemple, alors que se termine une période de questions avec l’avocat, le PDG arrive sur scène et chasse ce dernier de la chaise sur laquelle il est assis à l’aide d’une petite tape dans le dos (geste qui souligne à gros traits sa condescendance et son gros ego). L’avocat, père de famille ordinaire et homme poli, franc, cède immédiatement sa place à l’exubérant multimilliardaire. Plusieurs autres croisements pertinents de ce genre rendent le tout très amusant.

Le travail des metteurs en scène Sarah Carlsen et Guy Sprung, en ce qui concerne la direction d’acteurs et la fluidité du déroulement de la pièce, est remarquable. Le jeu est impeccable. Leur interprétation, sentie et très colorée, appuie généreusement l’évolution dramatique et toutes ses nuances. On y croit vraiment. Une mention spéciale à Jonathan Silver qui, par sa fougue, excelle dans son rôle de PDG arrogant et au langage extrêmement cru.

Un petit mot sur la scénographie, Le Bain St-Michel est un ancien bain public qui offre aux scénographes plusieurs contraintes au niveau de l’espace, mais aussi une occasion de se dépasser au niveau de l’originalité. En ce qui concerne Unseamly, seulement la moitié de l’espace est utilisée. L’espace scénique ressemble alors à un petit théâtre conventionnel. Si Cassandre Chatonnier choisit de rester prudente, sa décision porte fruit: le petit espace sert à tout les lieux de la pièce, du bureau d’avocat à la chambre d’hôtel. L’intimité est de mise.

Assister à Unseamly est une occasion en or de goûter à la plume d’Oren Safdie, un auteur talentueux peu connu au sein du Québec francophone. On y découvre aussi une compagnie anglophone, Infinitheatre, qui défend l’honorable mandat de monter des textes d’auteurs natifs du Québec. Ayant été déçue par plusieurs productions anglophones au cours des dernières saisons, je vous affirme que c’est loin d’être le cas pour cette pièce. Le déplacement ainsi que l’effort intellectuel en valent la peine. Go for it.

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Unseamly est présenté au Bain Saint-Michel du 11 février au 9 mars 2014. M.E.S. de Sarah Carlsen et Guy Sprung. 

Article par Elizabeth Adel. D’où vient cette passion brûlante pour les arts de la scène qui ne s’est jamais éteinte? Ayant grandie loin de toute forme d’art, Élizabeth n’en sait rien. Elle a cependant la certitude qu’elle pense trop et qu’elle aime la vie dans tout ce qu’elle a de compliqué. La piste est peut-être là. Pour toutes questions, commentaires ou plaintes au sujet des textes qu’elle publie ici, n’hésitez surtout pas à la contacter. Élizabeth adore converser et elle serait heureuse d’entendre vos opinions.

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