En résidence d’artiste depuis près de trois saisons au Théâtre l’Espace Go, Evelyne de la Chenelière présente La vie utile, un projet charnu, réalisé en collaboration avec la metteure en scène Marie Brassard, qui questionne le langage, la morale et l’individualité.

La vie utile. Crédits photo: Caroline Laberge
Que se passe-t-il dans les quelques secondes qui séparent la conscience humaine de la mort? Le personnage de Jeanne (Evelyne de la Chenelière) se trouve dans cet espace-temps suspendu entre la vie et la mort, suite à une chute de cheval. Elle demande donc au personnage de la mort (Louis Nigan) qui se présente à elle de lui laisser un peu plus de temps sur Terre, ce que le spectre accepte, bien qu’il attende son retour bien calé dans un fauteuil de sa chambre. La vie utile part d’un scénario classique, celui de voir repasser sa vie devant ses yeux juste avant de trépasser. Pourtant, le texte d’Evelyne de la Chenelière ouvre ce thème vieux comme la terre à des questions immémoriales qui sont néanmoins pertinentes, voire nécessaires à aborder: la communication entre les êtres, l’individualité, la morale, la mort, etc. On voudrait fermer les yeux et se laisser enivrer par ce jeu sur le langage, mais la mise en scène de Marie Brassard, le jeu des comédiens et comédiennes, la scénographie d’Antonin Sorel et la musique de Jonathan Parant forment un tout angoissant qui suscite une étrange fascination et nous tient en haleine, les yeux grands ouverts.
Impossible de dire où l’on se trouve, à quelle époque on est, ou à quel moment nous sommes dans la vie de Jeanne. La scénographie n’y aide pas : une immense serre traversée d’une longue échelle qui s’étire au plafond de la salle et dans un coin la chambre de Jeanne clôturée par des paravents. L’espace scénique est autant rempli de plantes, de touffes d’herbes, de vieux meubles, de pots et de verdures que la pièce l’est de mots. De ces choix scénographiques, on retient l’impression d’isolement, de solitude et de cloisonnement dans lequel se trouve Jeanne que l’on comprend à l’agonie. Dans ce moment d’introspection et d’interrogation hors du temps commun sont présents les fantômes de son passé. Sa mère, pour qui tout est blanc ou noir, moral ou immoral, beau ou abject et son père, pécheur qui vivait dans le vice malgré sa foi inébranlable et sa fascination pour Jeanne d’Arc. Une autre Jeanne est sur scène, un double, un alter ego interprété par Sophie Cadieux qui fantasme être Jeanne d’Arc et qui semble représenter la part de l’inconscient, du non-dit, des pulsions et du refoulé. Accrochée lascivement à l’échelle, elle entre et sort de l’espace clos de la serre comme la conscience qui refait sans cesse surface sans qu’on le veuille. Costumée en une Jeanne d’Arc sombre, elle porte un camail noir et des talons hauts de cuir de la même couleur. Elle extériorise le désir de mort, la haine pour les parents, l’incommunicabilité, le désir charnel et tout ce qui est inavoué.

La vie utile. Crédits photo: Caroline Laberge
La langue forcée
J’ai mis deux jours à digérer le dégueulis de mots de La vie utile. En réfléchissant pour écrire cette critique, j’ai bien dû m’avouer que ma première impression — celle qui m’aurait fait écrire les mots «opaque», «dérangeant» et «rébarbatif» dans le chapeau de mon texte — était erronée. Au centre de la pièce d’Evelyne de la Chenelière se trouve la question épineuse et inépuisable du langage. Ça s’entend, Evelyne de la Chenelière adore les mots au point de les broyer, de les resémantiser à l’intérieur d’une structure symbolique cohérente — celle de Jeanne — et de les faire recracher à ses personnages. Les phrases déclamées par la voix criarde et enfantine prise par Sophie Cadieux (Jeanne), la voix robotisée et monstrueuse affublée à Christine Beaulieu (la mère), le ton impersonnel de voix off d’Evelyne de la Chenelière (Jeanne), l’accent radio-canadien de Jules Roy Sicotte (le père) et les réponses lacunaires en anglais extirpées à Louis Negin (la Mort), tout ça, déjà, prouve le point de Jeanne: chacun essaie de s’identifier comme individu à travers un langage déjà donné, qui est appris et intériorisé. Comme dans l’histoire de la tour de Babel, c’est peut-être aussi ce qui fait qu’aucun personnage ne puisse se comprendre réellement, que l’incommunicabilité et l’incompréhension entre les individus subsistent. Les désirs de tous les personnages s’entrechoquent sans jamais avoir de réponse favorable de la part des autres. La vie utile, c’est le dialogue des sourds que Jeanne prend pour l’essence des communications humaines.
Tout au long de la pièce, Jeanne s’évertue à se construire une langue qui est la sienne à travers les mots de sa mère et ceux, autoritaires, de la religion. Comme un palimpseste, Jeanne s’imprègne de mots qu’elle n’a pas choisis, comme son nom au sens fixés par d’autres, qui ne font que réitérer le peu de prégnance qu’elle a sur le monde qui l’entoure. Le langage fixe et cristallise le monde, mais le langage n’est jamais le nôtre, il est toujours celui de quelqu’un d’autre, du parent, de la société. La vie utile porte à son paroxysme cette quête d’apprivoiser une langue qui soit nôtre avec les mots des autres. À la fin de la pièce, Jeanne, son double et sa mère s’expriment par des coulées et des flots de mots interminables qui ne sont pas sans rappeler le courant de conscience. Les mots se suivent et s’associent pour créer un sens nouveau, personnel et profond. Les symboles reviennent à la surface. Elles se créent des champs lexicaux individuels qui traduisent leur langue intérieure, leur langue d’avant l’apprentissage de la langue. Ces moments sont aussi fascinants que rébarbatifs puisqu’ils échappent au sens commun, forçant les spectateurs à suivre des associations d’idées qui ne leur appartiennent pas et à démêler les signes et les récurrences qui sont significatives. Entre la vie et la mort, Jeanne tente de trouver sa propre langue pour se dire elle-même.

La vie utile. Crédits photo: Véronique Rapatel
Le choix de l’entre-deux
Le personnage de Jeanne est poreux aux attaques extérieures, les attaques de la langue, de l’autorité, de la morale. Mais Jeanne veut être entière, veut choisir, veut se construire. Au début de la pièce, lorsqu’elle réalise que Dieu est partout, même en elle et qu’il la surveille, les lois ne viennent plus seulement de l’extérieur, mais prennent d’assaut son intériorité. Par-dessus tout, et elle le répète, elle se veut floue, elle veut l’entre-deux. Jeanne ne veut pas de l’enfer ni du paradis, elle veut les limbes. Les critiques ont beaucoup dit de la pièce qu’elle était un éloge à l’incertitude. La posture du personnage de Jeanne est une posture de refus et de résistance, un refus des codes moraux et sociaux et une résistance à la tendance tenace à la binarité dans le monde. Face à l’impossibilité d’être parfaite, pieuse et chaste, d’être ce que l’on attend d’elle, Jeanne fait l’apologie du flou puisqu’il s’agit de la seule posture possible à tenir. En début de pièce, Jeanne s’interroge: «À quoi mettre le feu pour renaître de mes cendres?» Visiblement, il faut mettre le feu aux oppositions binaires, à la morale et à tout ce qui fixe le sens et fait mourir l’individualité dans l’œuf: la morale contre l’immoralité, les interdits de l’éros, la peur face à thanatos, l’incommunicabilité et la pierre d’achoppement qu’est la langue.
Evelyne de la Chenelière et Marie Brassard tiennent là une pièce à la limite de l’angoisse et du malaise, mais qui force le spectateur à être actif intellectuellement. La musique de Jonathan Parant et la scénographie d’Antonin Sorel contribuent grandement à créer une ambiance à mi-chemin entre la vie et les limbes, une ambiance intemporelle, flottante et presque de suspense. Je ne serais pas étonnée que quelques spectateurs aient quitté la salle, agressés par les flots de mots et cette atmosphère à couper au couteau. Je ne pense pas me tromper en disant, par contre, que ceux et celles qui ont traversé l’expérience doivent, en rétrospective, après avoir digéré et mûrit les questionnements et les enjeux formels soulevés par le texte, tirer leur chapeau au duo Brossard/de la Chenelière.
La vie utile est présenté à l’Espace Go du 24 avril au 1er juin 2018.
Article par Jade Bergeron.