
Quel intérêt un lectorat non croyant ou d’une tout autre confession religieuse peut-il bien trouver à lire Bernanos, Bloy ou Huysmans, aujourd’hui? Ces auteurs souffrent encore à tort de préjugés selon lesquels leur croyance invaliderait leur littérarité tant ce retour à l’Église semble défier le sens commun selon notre conception toute séculière de la modernité. D’autant plus qu’on ne pourrait rallier ces écrivains sous une unité esthétique sur la base de leur foi seule, comme certains seraient naïvement portés à le croire. Le «Renouveau catholique» désigne donc moins un courant littéraire – et encore moins une littérature «bien-pensante» – qu’un terme caractéristique de la résurgence de principes réfractaires à la modernité. La mise à l’index de certains de ces auteurs, dont Bloy, met d’ailleurs à mal l’étiquette de «roman de sacristie» qui tient davantage de l’endoctrinement à l’égard du dogme que d’une œuvre littéraire à part entière, puisque «c’est avec de bons sentiments que l’on fait de la mauvaise littérature», pour reprendre la célèbre formule d’André Gide qui figure à plusieurs endroits dans son Journal[1]. Car l’art, par sa nature même, ne répond pas à l’injonction de moraliser; aussi ce fâcheux réflexe d’apparenter ces romanciers à des professeurs de foi est-il quasi instinctif lorsqu’on aborde le sujet.
Si le problème de définition que pose toute littérature d’inspiration confessionnelle s’impose naturellement au contact de ces auteurs, il amène plus largement à se questionner sur le «willing suspension of disbelief[2]»: la «foi poétique». Pour peu que toute référence au divin rebute le plus sceptique des lecteurs, dans quelle mesure les prédispositions religieuses influencent-elles la juste appréciation de ces œuvres? Ou bien peut-être la question mérite-t-elle d’être envisagée autrement: qu’est-ce qui bouleverse universellement croyants et athées à la vue d’une cathédrale ou d’une Pietà? N’est-ce pas dire que le «corps devance bien souvent la tête» sous le coup de l’émotion? Profondément intime, la violence de l’affect, si vive soit-elle pour celui qui en fait l’expérience, ne peut néanmoins être supposée chez autrui. Car ce qui apparaît subjectivement comme une évidence ne l’est pas nécessairement pour l’autre; d’où l’illusion qu’elle peut donner la juste mesure de la vérité. D’où aussi l’ambiguïté recouvrant ce qu’on nomme la foi devant le spectacle de la Beauté qui singe la communion mystique sans nécessairement relever de la croyance, l’autre de la raison… On ne saurait donc faire l’économie du corps dans sa capacité à être le siège d’épiphanies spirituelles pour penser la relation au transcendant.
À cet égard, Huysmans est l’un de ces écrivains qu’on ne peut accuser de prendre le mystère du corps – et de ses misères – à la légère. Publié en 1895, En route est le premier tome de la trilogie catholique de l’auteur que complètent La Cathédrale (1898) puis L’Oblat (1901). Durtal, au deuxième chapitre d’En route, use d’un large éventail de métaphores dans sa tentative d’expliquer sa subite conversion: cette «soudaine et silencieuse explosion de lumière»; analogue à la «digestion d’un estomac» (p.76-77). Son désir de se jeter à corps perdu dans la foi correspond conjointement à une aspiration au style matérialisé par l’idéal esthétique de l’art médiéval. En cherchant à réconcilier l’esthétisme moderniste aux exigences de la foi, Durtal rêve d’un nouveau roman qui allierait la prose de Flaubert et la foi d’Ernest Hello afin de sortir de l’impasse positiviste du XIXe siècle qui rejette le suprasensible. Si pour des Esseintes l’art chrétien était essentiellement affaire de concupiscence des sens dans À Rebours (1884), il devient ici pour Durtal la langue par excellence; celle pleinement réalisée par les primitifs flamands. Notamment à travers le Christ grünewaldien qui incarne l’apothéose du naturalisme spiritualiste spéculé pour la première fois dans Là-Bas (1891). Ainsi cette toile participe-t-elle d’un même idéal esthétique que la peinture des primitifs auquel J-K Huysmans en tant que critique d’art consacre un texte, Trois primitifs, paru en 1905:
«Grünewald s’y révèle, tel que le peintre le plus audacieux qui ait jamais existé, le premier qui ait tenté d’exprimer, avec la pauvreté des couleurs terrestres, la vision de la divinité mise en suspens sur la croix et revenant, visible à l’œil nu, au sortir de la tombe. Nous sommes avec lui en plein hallali mystique[3].»
C’est dès lors en s’improvisant peintre que Huysmans atteint des sommets d’expressivité par le truchement de l’écriture. Cette fameuse transcription picturale de la Crucifixion de Grünewald donne à voir ce renouveau langagier inspiré par les arts plastiques. Cette traduction d’un médium à un autre ouvre ainsi la voie à d’autres potentialités de l’écriture donnant à parfaire la représentation du référent observable, c’est-à-dire à une «transformation de la matière détendue ou comprimée, une échappée hors des sens, sur d’infinis lointains[4]». C’est dans le premier chapitre de Là-Bas, lors d’une discussion avec des Hermies, que Durtal fait du retable d’Issenheim l’œuvre d’art surhumaine à laquelle il aspire:
«C’était excessif et c’était terrible. Grünewald était le plus forcené des réalistes; mais à regarder de ce Rédempteur de vadrouille, ce Dieu de morgue, cela changeait. De cette tête ulcérée filtraient des lueurs; une expression surhumaine illuminait l’effervescence des chairs, l’éclampsie des traits. Cette charogne éployée était celle d’un Dieu, et sans auréole, sans nimbe, dans le simple accoutrement de cette couronne ébouriffée, semée de grains rouges par des points de sang, Jésus apparaissait, dans sa céleste Superessence, entre la Vierge, foudroyée, ivre de pleurs, et le Saint-Jean dont les yeux calcinés ne parvenaient plus à fondre des larmes[5].»
La puissance d’évocation de cet hallali mystique est imputable à toute une surenchère pathétique: une sublimation de la douleur et de la laideur s’inscrivant dans une filiation certaine avec Baudelaire. Cette esthétisation de la souffrance d’un Christ à la chair triste et faible «jusqu’à la dernière avanie du pus[6]» ouvre sur un au-delà où tout se touche, et où il n’y a qu’un pas entre le comble du sordide et la félicité divine. Pour quiconque ne ressentant aucune prédilection particulière pour le religieux, la religiosité rime bien souvent avec tout un attirail d’imageries dévotes compte tenu de la dimension «sentimentale» – par faute d’un terme plus adéquat – du Christianisme. C’est d’ailleurs à l’écrivain Léon Bloy que l’on doit la pérennité de la formule «bondieuserie sulpicienne» qui désigne l’apothéose de la vulgarité esthétique emplie de «bons sentiments», et où la production à la chaîne d’objets religieux s’apparente à une usine: «ces misérables statues de saints et de saintes faites non dans des ateliers d’artistes, mais dans des fabriques de mannequins! Elles ont une physionomie stupide, un air sentimental idiot, elles regardent bêtement le ciel, elles sont laides à faire pleurer[7]». Détourné à des fins profanes, l’«objet religieux sulpicien» démentit toute aspiration à l’Absolu, laquelle procède essentiellement d’une intention de signification qui contredit toute bienveillance naïve ayant plus à voir avec la sentimentalité facile qu’avec la dignité artistique.
Du reste, la critique s’est d’ailleurs traditionnellement intéressée à la question du sentiment religieux afin de déterminer s’il se réduit à un objet d’instigation naturaliste comme un autre pour le nouveau converti qu’est Huysmans: «une voie inexplorée dans l’art[8]». Bien que la question d’authenticité d’écriture soit la matrice de toute écriture à veine autofictionnelle, elle jette néanmoins une lumière particulière sur la sincérité de cette conversion tant l’auteur semble faire corps avec sa création. Et au risque de rappeler un cliché éculé, qu’est-ce qu’un écrivain sinon un spectre qui superpose sa présence au texte et en hante la lecture?
Si la question de la foi chez Huysmans ne peut se penser indépendamment des «vérités révélées» de l’art chrétien, l’auteur nous invite non seulement à faire sien le supplice de cette «charogne éployée» entrouvrant sur le pressentiment de l’Absolu le temps d’un tableau, mais aussi à y croire; pour peu que le lecteur suspende provisoirement son incrédulité, mais n’est-elle pas la condition sine qua non de toute fiction?
Article par Virginie Desmeules-Doan.
[1] André Gide, Journal: Une anthologie (1889-1949), Paris, Gallimard, «Folio», 2012.
[2] Je fais référence au concept de la «suspension consentie de l’incrédulité» (de l’anglais willing suspension of disbelief) nommé en 1817 par Samuel Taylor Coleridge dans Biographia Literaria.
[3] J-K Huysmans, «?», Écrits sur l’art: L’Art moderne, Paris, Plon, 2008, p. 171.
[4] J-K Huysmans, Là-Bas, Paris, Gallimard, «Folio Classique», 1985, p. 32.
[5] Ibid., p.36.
[6] Ibid.
[7] Lyon, Archives municipales, 0009 II: Fonds Lucien Bégule, maître-verrier, «La déchéance de l’art religieux» (1916), conférences de L. B. documentation sur la sauvegarde de l’art religieux. Voir p. 59.
[8] J-K Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins, 1885-1907, publiées et annotées par L. Gillet, Genève, Droz, 1977, p.219.
Bibliographie
André Gide, Journal: Une anthologie (1889-1949). Collection Folio, Gallimard, 2012.
J-K Huysmans, Écrits sur l’art: L’Art moderne, Certains, Trois Primitifs. Plon, 2008.
J-K Huysmans, En Route. Collection Folio classique, Gallimard, 1996.
J-K Huysmans, Là-Bas. Collection Folio classique, Gallimard, 1985.
J-K Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins, 1885-1907, publiées et annotées par L.Gillet, Genève, Droz, 1977.
Lyon, Archives municipales, 0009 II: Fonds Lucien Bégule, maître-verrier, «La déchéance de l’art religieux» (1916), conférences de L. B. documentation sur la sauvegarde de l’art religieux.