Bernard-Marie Koltès est une figure incontournable du théâtre français contemporain. Une de ses pièces les plus connues, Dans la solitude des champs de coton, a été présentée au Théâtre Prospero du 12 au 17 septembre 2016, dans une mise en scène réalisée par Roland Auzet. Interprétée par deux comédiennes, la pièce convie le public à une rencontre tendue et pourtant touchante entre deux personnages opposés luttant pour dépasser l’altérité de leur condition.

Crédit photographique: Christophe Raynaud de Lage
La pièce Dans la solitude des champs de coton, présentée au théâtre Prospero, met en scène le duo d’actrices constitué d’Anne Alvaro et d’Audrey Bonnet. Les comédiennes émerveillent à chaque réplique, réagissant à la vision du monde exprimée par l’autre, dealer ou acheteur. Chaque réplique est exprimée avec émotion, empreinte de la fragilité humaine. Le discours pourrait aisément se métamorphoser en monologue, comme il transforme l’actrice qui le porte, s’il ne constituait pas une réponse directe au discours que l’autre personnage vient de livrer devant le public. Les deux femmes s’animent dans l’espace. Elles semblent littéralement le ressentir et l’habiter à tour de rôle. L’espace occupe une place considérable dans la pièce autant d’un point de vue thématique que scénographique : après avoir reçu un casque d’écoute pour l’ensemble de la représentation, le spectateur est guidé dans un stationnement extérieur essentiellement désert où la pièce commencera. Les deux actrices arrivent tour à tour de l’autre côté de la rue, la traversant en s’adressant continuellement au public, debout en face d’elles. Après une quinzaine de minutes, elles font entrer les spectateurs dans la salle sombre et vide, à l’exception des sièges qui entourent la salle.
Aucun compromis ne semble possible à cause de la nature opposée des personnages dans ce lieu incertain, même si une réconciliation, qui mettrait fin à la tension latente, est souhaitée. Il y a cette volonté de rejoindre l’altérité, son contraire, et de toucher le public par la sensibilité du message. Les déplacements représentent le mouvement des phrases dans l’espace. La marchande doit tenter de vendre son produit à un acheteur qui n’a d’autre choix que de le désirer. Toute l’histoire est tracée dès les premières phrases : la méfiance se glisse dans cette relation aussi bien commerciale qu’existentielle (les personnages étant définis par leur rôle). En découle naturellement une série de thèmes, soit le territoire, la frontière, l’appropriation, la possession, la marchandise, la sexualisation des corps, le pouvoir. La pièce explore les différences constitutives autour de ces thèmes. Ce sont ces différences qui expliquent qu’on ressente tout au long de la pièce cette solitude pesante qui est celle qui précède la violence. Il s’agit aussi de la solitude des lieux et des individualités qui ne parviennent jamais à se rejoindre complètement, à être l’autre. Cette solitude que le public peut parfaitement ressentir lorsque doit commencer la pièce et qu’il attend dans un stationnement vide auprès d’une foule d’inconnus. Lorsqu’arrive la première actrice de l’autre côté de la rue, elle doit d’abord annoncer ses intentions et indiquer qu’elle ne cherche aucun conflit.

Crédit photographique: Christophe Raynaud de Lage
La voix, qui nous est transmise via le casque d’écoute, possède davantage de clarté, mais aussi une proximité qui donne au message une certaine intimité. Tout au long de la pièce, des sons de la nature et de la musique viennent s’ajouter aux voix des deux personnages féminins. La musique, soulignant le crescendo des déclamations, soutient la force du texte et la nécessité de tout dire qui habite les personnages. On préfère risquer d’épuiser le langage plutôt que de laisser planer un silence dangereux, suspect. Tandis que se poursuivent les mouvements du dialogue, les comédiennes entrainent le public dans la salle, où la lumière apparait faiblement pour ensuite monter en intensité et éclairer complètement la scène. Dans cette lumière qui rayonne, symbole de l’éclatante vérité maintenant révélée, comment douter des intentions et de l’intégrité de personnages qui se mettent à nu ? L’une des femmes, dont seule la voix permet que ne résonne encore quelque faible écho, enlève littéralement sa veste pour protéger l’autre de cet espace impitoyable. Pourtant, on ne peut non plus imaginer de réconciliation définitive à cette heure entre chien et loup.
——
La pièce Dans la solitude des champs de coton avait lieu du 12 au 17 septembre 2016 au Théâtre Prospero.
Article par André-Philippe Lapointe.